Lav Diaz. Norte, The End of History (29/08/2014)

lav diaz,cinéma philippin

Norte, hangganan ng kasaysayan (2013)

 

Norte commence comme Crime et Châtiment : le meurtre d’une horrible usurière par un étudiant pour des motifs prétendument philosophiques. Et à l’instar de la scène stupéfiante de Dostoïevski, ce n’est pas seulement cet être repoussant qui est mis à mort, mais une innocente qui se trouvait avec elle : cette fois, il s’agit d’une enfant. Pourtant, d’emblée, Lav Diaz s’éloigne notablement du roman. D’abord parce que le criminel, Fabian, à la différence de Raskolnikov, n’est pas pauvre, c’est un étudiant bourgeois intellectuel qui passe son temps à palabrer dans des cafés. Ensuite, et c’est la différence la plus importante avec le roman, parce que Fabian ne finit pas au bagne, c’est un autre qui est condamné à sa place, Joaquin, un modeste père de famille.

Lav Diaz ne représente pas les remords sourds ni les crissements souterrains d’une conscience dont le travail pousse vers la rédemption (ne parlons même pas de l’intrigue policière qui s’y rapporte), il filme, tout en longueur de plans et en montage alterné, les destins de ces deux hommes.

Fabian se maintient longtemps sur une voie ambiguë. Il paraît se repentir. Il accomplit des actes qui semblent le prouver : il donne une grosse somme d’argent à la femme de Joaquin, il convainc ses amis d’entreprendre la révision du procès. On pense alors que, même s’il ne va pas jusqu’à se dénoncer pour sauver l’homme innocent qui croupit en prison par sa faute, même s’il ne franchit pas ce pas radical de l’abnégation, il cherche néanmoins à se racheter, animé d’altruisme et bloqué par des calculs égoïstes, un mélange caractéristique d’un monde ayant perdu le sens de la grandeur et du don de soi. Une rédemption tiède pour une époque médiocre, en somme. Pourtant Lav Diaz ne s’arrête pas là. Son personnage chute soudainement et définitivement : il viole sa sœur et tue son chien. N’ayant pas réussi à devenir un saint, Fabian préfère s’enfoncer dans la voie de la damnation. Et c’est justement cette proximité ambivalente entre ces deux oppositions qui frappe le regard rétrospectif que l’on porte sur le film. De nombreuses scènes révèlent une ambiguïté. À commencer par celle où Fabian avoue à son ami qu’il couche avec sa petite amie. Cette action, qu’il entreprend sans consulter cette dernière et qu’il exécute devant témoins (ce qui ne peut qu’intensifier le scandale et l’humiliation) est-elle celle d’un pécheur qui se repent ou d’un psychotique qui sombre dans le Mal ? Le film ne nous laisse pas trancher, mais peut-être est-ce véritablement une question indécidable à ce stade de développement. Peut-être que les voies du saint et du démon, dans leur refus mal assuré et empathique de la loi commune, se distinguent mal au départ, ne se disjoignant véritablement que plus tard, parfois longtemps après. Peut-être les mécanismes psychologiques de ces deux destins sont-ils les mêmes au commencement.

C’est le côté dostoïevskien de Lav Diaz.

 

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Tout comme le comportement et les pensées du héros des Carnets du sous-sol éclairaient des courants beaucoup plus larges — le romantisme des années 40, le matérialisme et le radicalisme russe des années 60 —,  Norte, par le biais de son personnage Fabian, vise des courants intellectuels et des formations sociales. Il pointe d’abord la dimension mortifère des jeux de concepts puisés dans le post-modernisme, la facilité avec laquelle ils conduisent au culte de la force et au mépris de la décence ordinaire — au « anything goes » de Feyerabend adopté comme règle de conduite (qui ne va pas sans rappeler, en particulier dans ce réseau de références, le « tout est permis » d’Ivan Karamazov). Ce jeu de vanité philosophique baigne dans le nihilisme, le propage et le fortifie. Mais il peut aussi prendre la forme d’un éloge de la violence politique radicale, surtout quand il s’appuie sur la volonté d’éradiquer le Mal. Pour la plupart des intellectuels, ce jeu ne dépasse pas le stade de la performance valorisante ou séductrice, mais pour celui qui, tel le héros de La Corde d’Hitchcock, décide de le prendre au sérieux, il provoque un désastre.

Un désastre qui, bien sûr, peut prendre une forme sociale et politique. Fabian devient alors une allusion à l’ancien président philippin Ferdinand Marcos. Lav Diaz n’a eu de cesse de le répéter dans ses interviews : Norte est le lieu de naissance de Marcos. Comme Fabian, c’était un étudiant en droit ayant commis un meurtre quand il était jeune. Fabian ne fait d’ailleurs pas mystère dans ses discours avec ses amis de son admiration pour les compétences et les actions de Marcos.

« Le film commence avec l’idée de Raskolnikov, et puis Fabian devient un composé de Raskolnikov et Marcos. Il ne finira pas par chercher la rédemption, comme Raskolnikov, mais il imposera sa vision à la place, ce qui ressemble beaucoup à ce qu’a fait Marcos. »[i]

Or, la vision de Fabian consiste surtout à détruire le mal, et pour ce faire, il faut détruire toutes les anciennes institutions et tous les liens affectifs : les conditions de la célèbre table rase.

« Même la famille est un système et il est efficace. S’il ne fonctionne pas, détruis-le. Même le chien. Il aime le chien, mais il doit se détacher des choses émotionnelles. À cause de cette idéologie fasciste. […] il veut détruire tout attachement, toute ancienne institution. Il veut quelque chose de nouveau : une société zéro, pour tout recommencer. »[ii]

Il est à noter que Lav Diaz n’emploie pas le mot fasciste dans le sens ridicule qu’il a pris en Occident, mais presque dans son sens inverse, comme un mouvement qui détruit tout ce qui peut avoir trait à la tradition. C’est le reproche qu’il adresse à l’ancien dictateur : « Marcos a détruit tout ce qui était philippin »[iii]. Pour Lav Diaz, le fascisme, c’est ce qui s’oppose aux fondements moraux et à la famille : « Nous avons maintenant une génération de Philippins qui ont grandi sans pères et mères, et cela peut être dangereux car ils manquent de fondement moral. L’humanité commence toujours avec l’unité familiale. Nous avons donc cette génération maintenant et c’est très dangereux. C’est une nouvelle culture. Ils ont tout économiquement, mais leur fondement est déplacé. Fabian, mon personnage principal dans Norte, est un intellectuel, un idéologue en quelque sorte, mais son idéologie est très, très dangereuse. Elle crée des déplacements dysfonctionnels. »[iv] En ancrant la révolte de son personnage dans le bain idéologique contemporain, Lav Diaz passe de Crime et Châtiment aux Démons, et tout comme Dostoïevski, il est loin de se pâmer devant les grandes idées “progressistes” de son époque.

lav diaz, cinéma philippin

 

Parallèlement à son exploration dostoïevskienne, Lav Diaz plonge dans les thématiques tolstoïennes, et notamment celle du surgissement et de la persévérance de la bonté dans un monde injuste.

« Oui, Tolstoï. Certaines des œuvres les plus importantes pour moi sont bien sûr Guerre et Paix et la nouvelle Dieu voit la vérité, mais attend. J’y ai fait référence dans Death in the Land of Encantos. J’aime vraiment beaucoup cette histoire. Elle parle de la rédemption. Il ne s’agit pas vraiment de Dieu. Mais de l’humanité essayant de se racheter, d’être morale dans un monde très immoral. Cette nouvelle de Tolstoï contient tout. Elle traite du moment où l’on peut obtenir justice. La justice existe-t-elle ? La rédemption existe-t-elle ? Tous ces concepts au cœur de l’existence humaine sont déployés dans cette courte nouvelle. Et je ne cesse d’y revenir. Je ne cesse de revenir à la psychologie de Dostoïevski et à l’humanité de Tolstoï. Ce sont des œuvres capitales. »[v]

En effet, on peut considérer toute l’histoire de Joaquin comme une réécriture de la célèbre nouvelle de Tolstoï. Rappelons-en les grandes lignes. Un jeune marchand de Vladimir, Ivan Aksionov, se rend à la foire de Nijni Novgorod. Sur la route, il passe la nuit chez un autre marchand, qui est tué durant la nuit. Comme il n’y avait personne d’autre dans la maison, c’est lui qu’on accuse du meurtre. On le condamne à des châtiments corporels (le knout) et on l’envoie en Sibérie. Bien qu’Aksionov soit innocent, il cesse d’espérer en la justice humaine : « À part Dieu, personne ne peut connaître la vérité, c’est Lui seul qu’il faut implorer et de Lui seul qu’il faut attendre la pitié. ». Il passe 26 ans au bagne, où on le considère comme un homme résigné et pieux. Un jour, un nouveau détenu arrive, Makar Semionovitch. Il a environ soixante ans et vient lui aussi de Vladimir. Il prétend avoir déjà vu Aksionov. Ce dernier soupçonne alors qu’il est l’assassin. Plus tard, Ivan Aksionov se rend compte que Makar creuse secrètement un souterrain. Il veut d’abord se venger en le dénonçant, mais quand les gardiens l’interrogeront, il ne dira rien. Une nuit Makar avoue à Aksionov que c’est lui l’assassin. Ce dernier lui répond : « Dieu te pardonnera ; je suis peut-être cent fois pire que toi ! », et il retrouve la paix dans son âme. Makar avoue alors aux autorités avoir commis le meurtre, mais au moment de l’acquittement, Aksionov est déjà mort.

Tolstoï prisait tout particulièrement cette nouvelle. Lorsque le critique et poète Sergueï Dourylin lui demanda quelle était pour lui sa meilleure œuvre, le grand écrivain répondit : « Dieu voit la vérité, mais attend ». Cette nouvelle est d’ailleurs intégrée, sous une forme plus courte, dans Guerre et Paix. Dans le quatrième tome du roman, Pierre Bézoukhov écoute Platon Karataïev raconter son histoire préférée. Son résumé correspond à la nouvelle et sa narration provoque une forte impression : « Ce n’était pas ce récit, mais son sens mystérieux, sa joie exaltante qui rayonnait sur le visage de Karataïev lorsqu’il racontait cette histoire, la signification mystérieuse de cette joie remplissait maintenant confusément et joyeusement l’âme de Pierre. » Ce grand roman illustre le sens de la nouvelle : il n’est pas en elle, mais dans l’effet qu’elle produit, dans cette sorte d’anticatharsis chrétienne, qui, au lieu de purger des passions, suscite la joie mystérieuse du Bien. Et c’est justement cette voie vers le Bien que choisit le personnage de Diaz :

« Le sujet de Joaquin est la bonté. Une bonté absolue. Vous pouvez voir dans le film qu’il ne parle même pas de Dieu, il est juste bon. Il est très ferme là-dessus. Peu importe ce qui arrive, peu importe sa condition, peu importe son degré de fatigue. Il est une personnification de cette personne sacrée. Son sujet n’est pas Dieu. Il délimite des problèmes moraux. »[vi]

Il ne s’agit donc pas de religion, mais d’une voie vers une forme de sainteté. Nul besoin de Dieu pour cela, et encore moins de doctrine et de rituel, la parole n’est même pas nécessaire. Cette voie s’oppose totalement à la pratique de la sœur de Fabian, dont le bavardage religieux, quel que soit l’enthousiasme dont elle l’accompagne, ne provoque rien chez le criminel (contrairement à Dounia et Sonia qui ont un effet apaisant sur Raskolnikov). Lav Diaz se méfie de la religion, en particulier des formes extrêmes qu’elle peut prendre aux Philippines.

« […] ce qui se passe sur notre territoire, on voit beaucoup de… beaucoup de, j’appellerais ça obsession du Chrétien born again, des choses fondamentalistes. C’est très dangereux. C’est très extrême. Les gens utilisent ça pour répondre à des menaces qu’ils ne connaissent pas. »[vii]

En opposant la voie de la sainteté à celle de la damnation du révolutionnaire intellectuel et à l’enthousiasme pharisien d’une forme de religieux, Lav Diaz rejoint la voie de la sagesse tolstoïenne. Cependant, son film ne produit pas la joie de Dieu voit la vérité, mais attend, sa fin sous forme de désastre ex machina suggère peut-être qu’il est déjà trop tard.

 

lav diaz, cinéma philippin

 

 

 



[i] That film starts with the idea of Raskolnikov, and then Fabian becomes a composite of Raskolnikov and of Marcos. He will not seek redemption at some point, like Raskolnikov does, but he will impose his vision instead, which is very much like Marcos.”

Interview with Lav Diaz, dans la revue Cinética (14.05.13)

 

[ii] Even family is a system and it's efficient. If it's not functioning, destroy it. Even the dog. He loves the dog, but he has to detach himself form emotional things. Because of this fascist ideology. […] he wants to destroy any attachment, any old institution. He wants something new: a zero society, to start anew.”

Interview avec Lav Diaz par Daniel Kasman (mai 2013)

 

[iii] Marcos destroyed everything that was Filipino”

Interview with Lav Diaz, dans la revue Cinética (14.05.13)

 

[iv]We now have a generation of Filipinos who grew up without mothers and fathers, and that can be dangerous because they lack a moral foundation. Humanity always starts with the family unit. So we have this new generation now and it is dangerous. It is a new culture. They have everything economically, but their foundation is very displaced. Fabian, my central character in Norte, is an intellectual, an ideologue at some point, but his ideology is very, very dangerous. It creates this kind of dysfunctional displacement.”

Ibid.

 

[v]Yes, Tolstoy. Some of the most important works for me are of course War and Peace and the short story “God Sees the Truth, but Waits.” I made a reference to it in Death in the Land of Encantos. I really love that story. It is about redemption. It is not really about God. It is about humanity trying to redeem itself, trying to be moral in a very immoral world. That short story by Tolstoy has everything. It is about when we can get justice. Is there such a thing as justice? Is there such a thing as redemption? All those concepts central to human existence are laid out in this very short story.  And I keep going back to it. I keep going back to the psychology of Dostoevsky and to the humanity of Tolstoy. Those are very important works.”
Interview with Lav Diaz, dans la revue Cinética (14.05.13)

 

[vi] “Joaquin is about goodness. Absolute goodness. You can see in the film that he is not even talking about God, he is just about being good. He is very firm about that. No matter what happens, no matter his condition, no matter how tired he becomes. He is a personification of that holy person. It is not about God. He draws the line between moral issues.”

Ibid.

 

[vii] In thinking about, of course, what's happening in the territory, you see a lot of...there's a lot of, I would call it, obsession about born again Christian things, fundamentalist things. It's very dangerous. It is very extreme. People are using them to answer all the threats they don't know.”

Interview avec Lav Diaz par Daniel Kasman (mai 2013)

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Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lav diaz, cinéma philippin | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |