Alexeï Guerman. Il est difficile d'être un Dieu (2013) (05/07/2014)

alexeï guerman,cinéma russe

Analyse du film

Fidèle en ce point au roman des frères Strougatski, Il est difficile d’être un dieu est consacré au Moyen-Âge au sens le plus mauvais (et le plus délirant) du terme. Il s’agit d’ailleurs d’un Moyen-Âge dans le futur et sur une autre planète, ainsi, il n’est pas question d’une période historique ou d’une organisation sociale, mais plutôt d’un état ontologique, une sorte de degré zéro de la société, ou d’une communauté. Un état de crasse, de promiscuité, de violence absurde et abjecte. Alexeï Guerman nous plonge pendant trois heures dans cet état de boue primitive, dont l’étude et la représentation ont à ses yeux beaucoup plus d’importance que l’intrigue issue du roman, qui est presque entièrement effacée.

Roumata parcourt les recoins d’Arkanar à la recherche d’un certain docteur Boudakh, qui passe pour un scientifique et un intellectuel. Quand il le trouve enfin après une longue errance, il lui demande ce qu’il ferait s’il pouvait conseiller Dieu… Boudakh finit par lui répondre : « Je dirais, Créateur, si tu existes, chasse-nous, comme de la poussière, comme du pus, ou laisse-nous dans notre pourriture. Anéantis-nous tous. » Roumata prend une pose un peu théâtrale en écartant les bras sous la pluie et réplique avec un air perdu (ou absent) : « Mon cœur est rempli de pitié. Je ne peux pas faire cela ». La scène a l’air belle et sublime, comme elle est effectivement supposée l’être dans le roman, mais Guerman la dégrade d’emblée en insistant sur les fonctions corporelles les plus basses : Boudakh souffre de calculs de la vessie, et pendant cette scène, il a autant de mal à uriner qu’à sortir des paroles intelligentes. Ce mélange de registres ne prétend pas, à la suite d’un mouvement très à la mode, affirmer l’importance philosophique du corps jusque dans les questionnements les plus abstraits, il anéantit bien plutôt tout le sérieux de cette prétendue quête.

Roumata joue ; ou plutôt il se laisse aller, sans retenu et sans souci de cohérence, à différents états d’esprit, allant de la pitié pour ces êtres inférieurs, de l’amusement devant leur bêtise, à de soudaines explosions de violences, dont on a dû mal à se persuader qu’elles sont à chaque fois justifiées. Souvent, il abaisse les autres, en les insultant, en les souillant (en leur crachant dessus), en les frappant. Puis il redevient libéral, il fait preuve de commisération ou exhibe son progressisme.

Du fait d’une pluie presque constante, le héros passe son temps à évoluer dans des intérieurs surchargés d’humains. Aucune retraite n’est possible. De surcroît, un objet obstrue très souvent une partie importante du premier plan, par exemple le visage du personnage sur lequel le cadrage est censé se concentrer. Ce jeu avec la sensibilité désorientée du spectateur représente et communique une impossibilité de voir et d’agir en profondeur. Et l’on comprend alors que Roumata, en dépit de toutes ses prétentions à l’énergie et à l’action, ne fait que dériver. Il est en réalité à l’opposé du super héros strougatskien (même si ce dernier est en proie au doute). Il n’est absolument pas préoccupé par le bien, ni par aucune considération morale, il n’agit qu’en réaction à l’atmosphère repoussante et hostile dans laquelle il baigne. Si à la fin du film, il ne s’envole nulle part et décide de rester dans ce monde et parmi ces gens, il ne s’agit pas d’une réplique populiste de Guerman à l’antipopulisme des Strougatski. Le réalisateur ne pense pas dans le cadre de cette opposition, car il ne croit pas à la supériorité morale de son héros. Son film ne décrit pas un apprentissage, un échec ou une perte d’illusions, il n’affirme pas non plus une belle et sublime « croyance malgré tout », mais il décrit l’épanouissement d’une supériorité sans cesse en mouvement, qui s’attendrit, humilie, tue, mutile, s’attendrit à nouveau, pardonne, se déchaîne, fait preuve d’une compréhension paternelle, paternaliste, sans jamais ne rien viser au-delà de cette oscillation. Aucune icône de la Trinité pour expier et justifier les ténèbres et la cruauté. Loin de s’opposer à la violence, la laideur, l’exécrabilité du monde qui l’entoure, cet ultime héros guermanien s’en sert pour jouer la déréliction d’une âme qui assouvit absurdement ses passions, nobles ou abjectes.

 

Alexeï Guerman, cinéma russe

Alexeï Guerman, il est difficile d'être un dieu

Alexeï Guerman, il est difficile d'être un dieu

Alexeï Guerman, il est difficile d'être un dieu

Alexeï Guerman, il est difficile d'être un dieu

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alexeï guerman, cinéma russe | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |