Lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 21 mai 1973 (08/08/2013)

Jean Dubuffet, Les riches fruits de l’erreur

Jean Dubuffet, Les riches fruits de l’erreur, 1963

Claude Simon à Jean Dubuffet

 

Paris, le 21 mai 1973

 

Cher Jean Dubuffet

Ç’a l’ai un peu bête de renvoyer des compliments. D’autant qu’il y a souvent là tant de convenances… Mais votre lettre m’a fait tellement plaisir que ce serait encore un peu bête de ne pas vous le dire. Je suis très difficile et exigeant dans mes goûts dont l’éventail va se refermant à mesure que je vieillis, et je fais mon chemin sans trop me soucier des éloges ou des critiques, sauf de la part de quelques personnes (très peu : une dizaine peut-être en tout dans le monde, dont vous…)

Il n’est pas étonnant que l’ami de Paulhan parle si bien d’un texte (d’autant plus que lui-même…). Quand par exemple vous dites qu’il n’y a pas dans Triptyque un sens mais plusieurs, que le livre ne finit pas, vous mettez très exactement le doigt sur ce que j’ai cherché, et je suis déjà comblé. Mais il y a plus : c’est lorsque vous dites encore : « … où se trouvent abolis le petit et le grand, le léger et le lourd, le corporel et le mental, le départ et l’arrivée, le vide et le plein »… Auriez-vous senti que cela, c’est grandement à vous que je le dois et que, notamment, la série « campagne » de Triptyque était influencée par telle de vos peintures comme par exemple La vie de famille, la marée de l’Hourloupe ou encore Les riches fruits de l’erreur à propos desquels Max Loreau a justement écrit : « Ici l’espace est plain, il l’est d’un bord à l’autre de la toile. Etc… »

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je me « rencontre » ainsi avec vous. Je me rappelle quelle a été ma surprise de voir, en 66, à votre grande exposition d’Amsterdam, ce Chemin bordé d’herbes, ou ce Pied du mur herbeux ou encore ce Court l’herbe sautent les cailloux, peints par vous dans les années 50 où j’avais de mon côté tenté de faire la même chose avec des mots dans certains passages de La Route des Flandres. Quand mon bonhomme se retrouve à quatre pattes sur un chemin ou couché, le nez contre le pied d’un mur…

J’avais aussi, dans ce temps-là, essayé de peindre. Seulement, moi, je peignais vraiment comme un cochon, tandis que malgré tous vos efforts vous n’arrivez pas à « écrire comme un cochon » (pardonnez-moi si vous considérez cela comme une offense…), et qu’en particulier la fin de la botte à nique (sans point final non plus), c’est aussi, ma foi, assez « estomacant »… !

Je serais heureux de vous revoir, et si vous acceptiez de venir dîner un soir à la maison. Je ne sais malheureusement quand, ma femme étant en ce moment à Athènes auprès de son père malade. Mais lorsque ce sera possible, je me permettrai de vous faire signe.

Merci encore, et croyez, je vous prie, à mes sentiments vraiment les meilleurs.

Claude Simon


Jean Dubuffet, La Vie de famille

Jean Dubuffet, La Vie de famille

 

Jean Dubuffet, L’Hourloupe

Jean Dubuffet, L’Hourloupe


Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claude simon, dubuffet | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |