Youri Arabov. Le Dieu d'Ingmar Bergman (01/06/2013)

bergman, dieu
Henryk Siemiradzki. Le Christ avec Marthe et Marie (1886)

Quand le pasteur Thomas Ericsson du film Les Communiants lance un regard sur un crucifix de bois et murmure dans sa barbe : « quelle image absurde ! », je suis traversé par un frisson : je n’ai jamais entendu une déclaration plus blasphématoire au cinéma, en tout cas, chez les grands réalisateurs, desquels Bergman fait évidemment partie. D’ailleurs, dans le premier film de « la trilogie de la foi », à travers le miroir, il y a une expression encore plus forte : Karin, exaltée, affirme que Dieu est une araignée. Si la recherche de la foi chez Bergman se limitait au dénigrement de Dieu, il ne servirait à rien de parler de ses films — l’intelligentsia occidentale paierait son tribut à l’esprit de provocation des philippiques de ses héros et elle les oublierait aussitôt, tournant son attention sur le rebelle cinématographique suivant, qui luit sur l’horizon artistique comme une fusée d’artifice de Nouvel An.

Si l’on en croit Bergman lui-même, ses relations avec Dieu ne se sont pas construites simplement, mais « de manière évidente ».  Regardons ce qu’il écrit dans Laterna magica : « Tu es obligé, malgré tout, d’accomplir ton office. C’est important pour les ouailles, et encore plus important pour toi-même. Dans quelle mesure cela est important pour Dieu sera élucidé plus tard. Mais s’il n’y a pas d’autre dieu que ton espoir, alors c’est important aussi pour Dieu ». La formule exprimée ici est extrêmement séduisante : il n’y a rien de plus facile que de la répandre sur les films que l’on connaît, et avant tout sur « la trilogie de la foi ». Alors, le pathos du film Le Silence devient compréhensible : bien que Dieu « se taise », cela n’annule pas l’obligation des héros de se comporter les uns avec les autres « de manière humaine ». Le désir du Pasteur Ericsson, dans Les Communiants, de célébrer la messe du soir ne serait-ce que devant une personne, l’institutrice Märta, amoureuse sans retour du pasteur, devient alors compréhensible. Le pasteur, lui, semble n’aimer personne, ni Dieu, ni l’homme… Tout paraît clair. Pourtant, l’immense artiste se distingue de l’artisan en ceci, notamment, qu’il crée un monde qui n’admet aucune sorte de truisme, même noble, comme celui qui affirme qu’« il n’y a pas d’autre dieu que ton espoir ».

Selon moi, il y a « un autre Dieu » dans les films de Bergman.

La première fois que j’ai vu Les Communiants, le nom de l’héroïne, Märta, m’a mis je ne sais pourquoi la puce à l’oreille. Pourquoi un tel nom ? Que le film soit construit mathématiquement ne fait aucun doute, chaque cadre, pensé dans son moindre détail, le prouve. Avec le nom du prêtre, il n’y avait pas de « problème » : il s’appelait Thomas, comme l’apôtre. Non pas Thomas d’Aquin, mais Thomas l’Incroyant. Le pasteur Ericsson ne croit et n’aime personne, sauf l’ombre de sa femme morte. Mais pourquoi Märta ?

Ce n’est qu’après avoir vu davantage de Bergman que j’ai pu deviner un certain contexte de ses films expliquant non pas seulement le nom de l’héroïne des Communiants, mais le Dieu de Bergman dans son ensemble. Dans ses films, le grand réalisateur a transformé le célèbre épisode de l’Évangile de Marie et Marthe, révisant son sens canonique. Pour commencer, je vais citer ce fragment de l’évangile de Luc : « Comme Jésus était en chemin avec ses disciples, il entra dans un village, et une femme, nommée Marthe, le reçut dans sa maison. Elle avait une sœur, nommée Marie, qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe, occupée à divers soins domestiques, survint et dit: Seigneur, cela ne te fait-il rien que ma sœur me laisse seule pour servir? Dis-lui donc de m'aider. Le Seigneur lui répondit: Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée. » Dans le monde chrétien, cette histoire indique ce qu’est le Service et ce qu’est l’agitation. Pourtant, il semblerait que Bergman ne soit pas d’accord. Sa Marthe (Märta) (des Communiants), à la différence du pasteur Thomas qui s’éloigne de Dieu, ou plus précisément qui simule le Dieu unique en lui-même, aime vraiment et s’agite en aimant. Ses constantes préoccupations au sujet de sa santé agacent terriblement Thomas, qui, derrière elles, ne voit que le désir de se marier, rien de plus. Et quand la patience du pasteur arrive à son comble, il éclate en accusations rageuses, avouant à Märta à quel point elle le dégoûte avec ses agitations, derrière lesquelles lui, Thomas, soupçonne un calcul féminin bien connu. Un peu plus et Ericsson, semble-t-il, citait le Christ : « tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses, mais une seule chose est nécessaire… » Cependant, il n’y a que Märta qui vienne à la messe du soir du pasteur. L’église est vide, et Thomas n’est pas en forme — il souffre d’un grave refroidissement, un paroissien s’est tiré une balle, et il a eu cette conversation franche avec Märta…

D’une voix compassée et « professionnelle », Ericsson prononce : « Béni soit le seigneur tout puissant. Que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel… » Mais bizarrement les yeux de Märta écoutant cet office familier sont remplis de larmes d’attendrissement, comme chez une personne passionnément croyante… Ainsi, la Marthe évangélique éclipse inopinément Marie. Märta devient aimable à Dieu (et à Bergman) précisément parce qu’elle « s’inquiète pour beaucoup de choses » : pour ses élèves, pour le pasteur, à qui elle donne tantôt des comprimés, tantôt une écharpe, cherchant à le guérir de son refroidissement.

Marthe subit des transformations encore plus grandes par rapport au texte canonique de l’Évangile dans ce qui est peut-être le meilleur film de Bergman : Cris et Chuchotement. Là, elle est incarnée par la servante Anna qui, du fait de son travail, « s’inquiète pour beaucoup de choses » : le poêle pour chauffer la maison, le petit-déjeuner, qui doit être servi à l’heure, mais avant tout pour les gens – pour Agnès, atteint d’une maladie mortelle, et ses deux sœurs. Si la variante bergmanienne des Trois Sœurs est déchirée par des contradictions internes, par l’absence d’amour, les crises de nerfs et même l’envie, le seul essieu qui empêche cette roue de se disloquer est Anna. Son destin sera similaire à celui de Firs, le personnage tchékhovien de La Cerisaie. Firs sera tout simplement oublié dans la maison seigneuriale abandonnée. Anna sera congédiée… Cependant, le rôle de la servante ne se limite pas chez Bergman à cette face lyrique de la vie quotidienne. Son image acquiert au cours du développement du sujet des traits mystiques universels. C’est le seul personnage du film qui prie Dieu, même si elle le fait un peu mécaniquement, à son aise, croquant une pomme après sa prière… Elle est continuellement aux côtés d’Agnès, qui agonise, elle réchauffe son corps refroidi avec le sien, et elle est la seule qui puisse le faire sans peur vile, ni dégoût. Mais le principal est qu’elle devienne petit à petit une courroie de transmission, un médium entre l’âme de la défunte et les âmes de ses sœurs vivantes, leur permettant de se confronter. Cette conversation avec un corps refroidi qui pleure de tristesse et du froid du non-être est une des plus grandes scènes du cinématographe mondial. On ne pourra rien filmer ou inventer de mieux. Les sœurs avouent à Agnès qu’elles ne l’ont jamais aimée, que sa mort, sa putréfaction les dégoûtent… La vacuité de leurs âmes est surtout dévoilée dans cette scène. Si Maria, interprétée par Liv Ullmann, dont la dominante est la passion, éprouve encore de la compassion pour la défunte, Karin (Ingrid Thulin), quant à elle, en personnifiant la raison, refuse complètement de prendre comme un fait la fugace résurrection de sa sœur. 

La passion est stérile, et la raison est aveugle. Il ne reste que l’amour, qui « voit » au-delà du temps et de l’espace physiques, qui converse avec les morts, et avec les vivants, qui réconcilie tout le monde et guérit tout. Bergman incarne ce commencement divin dans la servante Anna, elle est cette Marthe évangélique qui se soucie de tous, et donc, selon Bergman,  qui est bénie. Le procédé du modelage artistique des personnages de ce film, quand la passion, la raison et l’amour se révèlent les dominantes de figures humaines différentes, nous dit probablement qu’il s’agit d’une même personne. Les trois sœurs sont les trois parties d’une personne entière ou intégrale, cela est montré par Bergman à la toute fin de Cris et chuchotements, quand les trois sœurs sont assises sur la même balançoire, poussée par leur servante Anna. Anna est alors à la fois la servante répondant de tout dans la maison, un pasteur spirituel (elle se trouve, à la place du prêtre, aux côtés de la mourante), une visionnaire pénétrant dans d’autres mondes, et un intercesseur auprès de Dieu (la prière dans le premier tiers du film). Exactement comme Märta des Communiants est elle-même plutôt un prêtre, dans la mesure où elle écoute la confession courroucée du pasteur Thomas au cours de la scène d’explication sur leurs rapports. Le concept de Dieu chez Bergman a donc suivi pendant de nombreuses années un chemin assez sinueux. Dans ses premiers films, comme Le Septième Sceau, et Le Visage, l’artiste associe ce concept au commencement artistique, le commencement hypocrite qui peut vaincre la Mort (Septième Sceau), et l’État (Le Visage). Dans ses films de la maturité, l’art et l’amour sont impuissants face à la pression destructrice (L’Œuf du serpent), et le crépuscule universel arrive. Mais au sommet de sa vie artistique, dans les années 60 et 70, Bergman atteint ce qu’avait atteint la littérature russe avant lui, en particulier Tchekhov, son auteur bien-aimé.

Dieu n’est pas tant l’amour de Dieu que l’amour de l’homme, l’amour de chaque créature, non pas le souci « d’une chose », mais de beaucoup. Il n’importe pas que ce souci n’abolisse pas la mort. Mais c’est précisément par ce souci, selon Bergman, que s’arrachent les larmes de la messe du soir à l’église, et c’est précisément lui, ce souci « inutile », insignifiant, vain, qui corrige l’image du Crucifié, dont l’absurdité étonna si inconsidérément le pasteur Ericsson…


Traduction : Fabien Rothey


Original : ici

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ingmar bergman, arabov | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |