Eyes Wide Shut. Le Spectateur comme objet du film 3/3 (07/04/2013)

 Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick

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La Puérilité obscène d’Alice

Si par une profusion de miroirs, Alice est associée à la vanité, le jeu de Nicole Kidman, ses expressions de visage notamment, trahissent des états de corps et d’esprit encore moins reluisants.

Rappelons-nous à quel point elle est d’une hystérie répulsive quand elle raconte son histoire de marin et, avec plus d’intensité encore, son rêve de partouzeuse qui s’esclaffe. Il faut une bonne dose d’aveuglement pour y voir une sorte de féminisme qui affirme la puissance et l’ambiguïté du désir de la femme (face à des hommes qui auraient tout fait pour le nier et le cacher depuis des siècles et des siècles, etc., etc.). Si jamais une telle orientation avait été sérieusement choisie par Kubrick, il aurait pris soin que le jeu de Nicole Kidman soit un peu plus mesuré, ses expressions de visage un peu plus dignes. Elle ne se serait pas roulée par terre en se forçant à rire à la pensée que son mari a dit une ânerie.

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Alice n’avoue pas à son mari qu’elle a désiré être infidèle. Elle le lui raconte en détail avec une excitation qui paraît d’abord puérile (on pense par exemple à une pré-adolescente qui raconte son premier flirt à sa copine), puis qui devient rapidement malsaine. En effet, elle continue à laisser paraître sa délectation quand elle raconte à Bill qu’elle avait beau être avec lui, faire l’amour avec lui, parler de leur futur, de leur enfant, le marin était constamment présent dans son esprit. Et elle rajoute « j’ai pensé que s’il me voulait, même pour une nuit, j’étais prête à tout abandonner. Toi. Helena. Tout mon putain de futur ! » Alice s’adonne donc à un accès de sadisme. Mais ses expressions de visage nous indiquent qu’elle cherche aussi à faire l’intéressante, à raconter une histoire extraordinaire qui lui est arrivée, à se venger de ce que Bill n’a pas peur qu’elle lui soit infidèle, qu’il ne la regarde pas assez, qu’il a disparu lors de la soirée de Ziegler alors qu’il était aux bras de deux femmes. D’ailleurs, pour complexifier son discours, rendre encore plus bizarre ce qui lui est arrivé, et atténuer sa cruauté, elle rajoutera qu’au même moment où elle pensait au marin, elle n’avait jamais aussi tendrement aimé Bill[i]. Par contre, lorsqu’elle racontera plus tard son rêve où elle « baise » (fuck) avec tout un tas d’hommes, qu’elle imagine que Bill la voit et qu’elle se met à rire aussi fort qu’elle peut pour se moquer de lui, le sadisme est patent et dénué de circonstances atténuantes. Ce qui ne l’empêchera pas, juste après avoir été réveillée, de se mettre à pleurer comme un enfant.

Alice est vaniteuse et mièvre (comme les peintures accrochées un peu partout dans son appartement). Elle ne travaille pas. Elle doit s’ennuyer. Et pour se donner de l’importance, se sentir exister, elle donne de l’importance au sexe (d’ailleurs, elle n’arrête pas de répéter le mot fucking). Mais ce n’est pas sa pratique qui l’intéresse. Elle joue avec l’idée de sexe pour se valoriser et abaisser les autres (on peut le déceler aisément dès le début du film dans son comportement avec le séducteur hongrois). Elle se laisse ostensiblement traverser par la vanité et le sadisme que le sexe connote. C’est en cela que réside toute son obscénité.

Lorsqu’elle quitte cette dimension luxurieuse, elle redevient une enfant (elle pleure, elle fait l’intéressante, elle pique une colère). Elle ne retire aucune connaissance ou maturité de ses passages dans le monde censément profond et plein de vérité du sexe. Elle ne s’élève pas. Même pas dans le mal. Elle ne fait que passer du sexe à la puérilité au gré des circonstances et de ses besoins psychiques, et elle n’en retire rien d’autre que des excitations et des apaisements[ii].

Juste après la scène où elle raconte son histoire avec le marin, le téléphone sonne, et Bill se rend chez une autre femme,  Marion, qui a la même couleur de cheveux qu’Alice, et qui représente en quelque sorte son double inversé. Alors que son père vient de mourir et que son cadavre gît dans la même pièce, qu’elle est même assise au pied de son lit, qu’elle va se marier en mai avec son fiancé, elle se jette sur Bill et elle lui répète qu’elle l’aime. Bill essaye de la calmer en lui rappelant notamment qu’ils se connaissent à peine. Il s’agit donc d’une scène fortement similaire au récit d’Alice sur sa passion subite pour le marin. Si certains avaient pu laisser passer le fait qu’Alice s’enflamme suite à un seul regard, Kubrick les déniaise avec Marion et fait voler leurs conceptions romantiques en éclats. En effet, ici, le spectateur est beaucoup moins disposé à accorder une quelconque authenticité au désir de cette femme, tout simplement parce que, contrairement à Alice, Marion est répulsive. Non pas à cause de son physique, ou en tout cas pas seulement, mais parce qu’au lieu d’investir les connotations de supériorité du sexe, elle se jette dans l’infériorité. Elle s’excite dans la soumission et dans l’humiliation de soi. Le spectateur ne peut la gratifier du même aura qu’il était pourtant prompt à attribuer à Alice. Il n’éprouve plus aucune fascination, mais bien plutôt du malaise. Un malaise qu’il évacuera en jugeant ridicule le comportement de Marion. La représentation de cette autre composante de la sexualité et du désir permet à Kubrick de nous conduire à démystifier Alice, et, a fortiori, les petits problèmes qu’elle cherche à créer dans son couple, ceux-là mêmes qui passionnent pourtant la plupart des critiques, et qui leur donnent tant à penser.

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Alice ne semble pas avoir grand-chose d’autre que son corps et sa beauté pour donner de l’intérêt à sa vie, et le petit jeu qu’elle joue grâce à eux, pour rester effectif, va de plus en plus loin (sauts quantitatif et qualitatif entre ses deux histoires : on passe d’un marin à « so many men », de l’amour tendre pour son mari à se moquer de lui). Kubrick n’aborde donc pas ici le problème de l’infidélité, mais celui de la perversion et de la sadification du désir. L’histoire de tous ces hommes qui la prennent dans son rêve évoque le sacrifice (on les imagine partout autour d’elle, tout comme Bill était entouré par des hommes masqués lorsqu’on s’apprêtait sans doute à le tuer). Dans le cas du rêve d’Alice, il y aurait juste, au dernier moment, un déplacement de la victime : d’elle-même à son mari. Si Kubrick nous dit quelque chose sur le désir sexuel, c’est exactement la même chose que ce qu’il nous dit sur le pouvoir : plus on remonte dans ce qui le constitue véritablement, plus on s’enfonce dans le déshonneur, la perversion, et plus on s’approche du sacrifice.

 

L’Abrutissement par le kitsch

L’incapacité des deux héros du film à penser et à agir est due à leur submersion dans un monde de kitsch. Cette idée n’est pas neuve chez Kubrick : à la toute fin de Full Metal Jacket, les soldats chantent une chanson où Mickey Mouse est le leader de leur club[iii]. Le kitsch est une part d’eux-mêmes, de leurs mythes, de leur bêtise, et sans doute leur permet-il de faire la guerre, et peut-être même les y pousse-t-il. Dans Eyes Wide Shut, le kitsch est représenté surtout par les guirlandes électriques lumineuses que l’on retrouve dans la plupart des lieux du film, y compris chez les prostitués et dans la chambre où gît le père mort de Marion. Les seuls endroits où il n’y en a pas, c’est dans le château où la société secrète se réunit, et dans la salle de billard de Ziegler[iv]. Il y a bien une opposition entre ceux qui vivent dans le monde multicolore ou illuminé du kitsch, et ceux qui savent les secrets fondamentaux que les autres ignorent. Ces derniers n’ont pas besoin de kitsch, et surtout ne le laissent pas rentrer chez eux. On notera d’ailleurs le goût supérieur de la décoration des salles du château de la société secrète, et de la salle de billard de Ziegler, par rapport à l’appartement de Bill et Alice, recouverts de toiles dont les motifs et le style évoquent la conception de l’art diffusée partout par la société marchande, sous forme de reproductions, qui permettent aux ignorants de se croire cultiver, et qui, dépourvues d’un regard les ancrant dans l’histoire de l’art, deviennent entièrement kitsch[v].

La soirée de Ziegler au début du film est saturée de guirlandes lumineuses (certaines sont jaunes, d’autres multicolores). Or, il n’y en pas dans la pièce où Ziegler s’est retiré avec la prostituée qui se drogue (comme nous avons déjà dit qu’il n’y en avait pas dans sa salle de billard, qui est aussi, semble-t-il, sa salle de lecture). Les guirlandes sont pour les invités. Le kitsch est pour les autres, pas pour ceux qui dominent. Il est utilisé pour émerveiller et abrutir, et détourner de la connaissance du mal et du pouvoir. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’invitation des deux femmes aux bras de Bill au début du film : se tortillant comme des serpents[vi], séduisantes et tentatrices, elles lui proposent d’aller là où l’arc-en-ciel se termine. C’est-à-dire là où il n’y plus de guirlande multicolore, là où il n’y a pas de kitsch. Et on a vu que c’était là où était le mal, et surtout le véritable pouvoir[vii] (la fonction du kitsch étant d’empêcher de les voir et de les comprendre).

À la fin du film, quand Bill rentre chez lui après cette longue journée où il saisit l’importance du pouvoir du groupe secret, il éteint la guirlande multicolore du sapin de son appartement[viii]. Le lendemain, par contre, dans le magasin de jouet, sans doute le lieu de la plus grande profusion de kitsch du film, Bill et Alice replongent dans l’ignorance dans laquelle ils baignaient au début. Ils reviennent à leur problème de couple. L’usage de la même musique (une valse de Chostakovitch) pour l’ouverture et la fermeture du film renforce l’idée que leur parcours initiatique n’en est pas vraiment un. Ils reviennent au même point. Ils referment les yeux dans le monde de l’enfance et du divertissement.

 

Se rassurer en jouant la subversion

Kubrick ne nous montre pas le meurtre, pas plus qu’il ne nous révélera la teneur de la confession finale de Bill à sa femme. Ces deux ellipses ne servent pas à parer le film de mystère. Elles ont une fonction précise : celle de tester le spectateur. Ce dernier va-t-il s’intéresser au problème de couple, comme n’importe quel magazine féminin, ou va-t-il se soucier du meurtre, et surtout va-t-il chercher à comprendre ce qu’on a voulu lui dire avec cette soirée sataniste, au centre exact du film ?

Plus de dix ans plus tard, on a pu se rendre compte que les critiques appartenaient presque tous à la première catégorie, qu’ils étaient au même niveau que les deux personnages principaux du film. Bill est censé avoir appris que les femmes ont aussi des désirs, qu’elles n’ont pas d’yeux que pour leurs maris, qu’elles ont des fantasmes et qu’elles peuvent les dissimuler. À l’époque de Schnitzler, ou même dans les années 50, on pourrait comprendre que la critique soit fascinée par ce genre de révélations, mais à l’aube des années 2000...

Pour se dissimuler l’importance de ce qui leur a été montré lors de la réunion secrète, les critiques parlent de rêve. Ils nous rappellent Alice qui, à la fin du film, peut laisser entendre que leurs aventures ont été seulement un rêve. Kubrick laisse au spectateur la possibilité de considérer tout ce qui le dérange comme le fruit de l’imagination des personnages, ou l’illustration de leurs fantasmes. Le critique peut alors se saisir du rêve pour fuir ce qu’il serait ridicule ou dangereux de développer. Il peut, sans mauvaise conscience, se limiter au sexe. Et il ne s’en prive pas.

Dans Eyes Wide Shut, Kubrick représente moins le satanisme des élites que le mécanisme psychologique de la personne qui le voit, et qui s’en détourne. La réception du film est le sujet même du film. Le sexe est utilisé comme un tititainement plus ou moins intellectuel pour dévier l’attention du spectateur des problèmes sérieux. Ce faisant, Kubrick indique une situation globale de domination : la société est tournée vers le sexe comme les femmes du rituel satanique ; elle est abrutie, ensommeillée, zombifiée, à tel point que ceux qui la dirigent peuvent faire d’elle et de ses membres tout ce qu’ils veulent.

En définitive, Kubrick méprise le spectateur de son film : il sait bien qu’en lui agitant un peu de sexe au début et à la fin, tout le reste sera oublié, car on ne se rassure jamais autant qu’en se croyant subversif. La noirceur légendaire de sa vision du monde n’a pas pour objet, dans son dernier film, ceux qui commettent le mal (Orange mécanique), ni ceux qui sont conditionnés à le commettre (Full Metal Jacket), ni même ceux qui en sont victimes (Les Sentiers de la gloire), mais ceux qui le regardent sans y croire, ferment les yeux et l’oublient.

 

 



[i] On peut être sûr que ce genre de dualisme ambigu qui fascine tant les prétendus psychologues de l’inconscient n’est pas validé par Kubrick : c’est une idée partout vulgarisée qu’Alice utilise pour se donner des airs profonds et intelligents.

 

[ii] Lorsque Bill et Alice font l'amour, la musique est un extrait de Baby Did a Bad Bad Thing de Chris Isaak. Le titre du morceau reflète parfaitement l’essence d’Alice : un bébé qui fait des vilaines choses, et qui redevient un bébé. L’allitération en « b » connote bien le bégaiement stupide.

 

[iii] “Who's the leader of the club that's made for you and me?
M-I-C-K-E-Y M-O-U-S-E.”


[iv] Il y en a par contre dans le couloir qui mène à cette salle, mais Ziegler n’y est pas associé directement ; qui plus est, c’est l’endroit où évolue le majordome.

 

[v] Chez Ziegler et dans le château de Rothschild, par contre, les tableaux sont des portraits, comme si la filiation était une caractéristique importante de ces gens-là.

 

[vi] Le serpent comme référence à l'arbre de la connaissance du bien et du mal.


[vii] Le local du loueur de costumes est associé à l’arc-en-ciel, parce que, bien que Milich (le propriétaire) finisse par y prostituer sa propre fille (une enfant), ce n’est pas un lieu lié au pouvoir. Il est lui aussi recouvert de lumières multicolores, tout comme l’appartement des prostitués. Le kitsch est incompatible avec le véritable pouvoir. Il ne l’est pas, par contre, avec le mal. Peut-être empêche-t-il seulement de voir le mal tel qu’il est : Milich n’a vraiment pas l’impression de faire autre chose que du business quand il propose sa fille à Bill.

 

[viii] Par contre, juste après, il s’ouvrira une bière. Il quitte un mode d’abrutissement pour tomber dans un autre, celui de la prostituée dans la salle de bain de Ziegler, à qui la drogue a permis de fermer les yeux (Bill, pour la ranimer, lui répète d’ouvrir les yeux, une réplique qui, dans un tel film, comporte forcément un sens symbolique).

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : kubrick, ews, critique, aveugle, pouvoir, sexe | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |