Alexandre Vvedenski. Le témoin et le rat (16/02/2013)

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Chagall

Le témoin et le rat

Lui
Margarita, ouvre-moi
vite la fenêtre.
Margarita, parle-moi
des poissons et des bêtes.
L’ombre de la nuit est tombée,
partout dans le monde la lumière s’est éteinte.
Margarita, le jour est terminé,
le vent souffle, le coq dort.
L’aigle dort dans les cieux,
les plantes dorment dans les forêts,
dorment les futurs cercueils,
les pins, les sapins et les chênes.
Le soldat sort à la vue de tous,
le castor sort pour piller,
et jetant un regard aux étoiles,
le hérisson commence à compter ses nuits.
Les poissons courent dans la rivière,
les poissons errent dans les mers,
et l’étourneau, dans sa main,
tient doucement le temple mort.
Et les merles chantent légèrement,
et le triste lion rugit.
Dieu chasse de loin
les nuages vers notre ville,
et le triste lion rugit.

Lui
Nous ne croyons pas que nous dormons.
Nous ne croyons pas que nous sommes ici.
Nous ne croyons pas que nous sommes tristes,
nous ne croyons pas que nous existons.

Lui
Le froid éclaire les montagnes,
la couche de neige des hautes montagnes,
et dans la neige, comme un busard,
plonge un cheval chargé de tapis.
Sur les tapis fonce une étudiante,
assombrie par la lune.
Une louve regarde un cheval,
la gueule inondée de salive.
Fainéant, le pauvre cavalier,
fonce sur sa troïka comme un laquais,
entre dans un jardinet obscur
en serrant l’os dans son poing.
Il rend le fouet à l’étudiante,
Il donne la canne à la vieille.
En accueillant chaque heure nouvelle par un toast,
il caresse l’os fougueux.
Et l’étudiante reste debout
comme un carrosse couvert de poussière.
Du portrait d’un inconnu
ses yeux ne se détachent pas. Ils brillent.

Lui
J’examinais mes pensées.
Je voyais en elles des contours différents.
Je mesurais mes sentiments.
Je trouvai leurs proches frontières.
J’éprouvais les mouvements de mon corps
Je déterminai leurs significations peu complexes.
Je perdais mon esprit pacifique.
Je n’avais plus de capacité à me concentrer.
Celui qui devine devinera.
Moi je n’ai plus rien à deviner.

Lui
Maintenant je vais parler.

Pendant qu’il parle apparaît une petite pièce. Tout est fendu. Où es-tu notre monde. Il n’y a ni toi, ni nous. Sur les assiettes sont assis Piotr Ivanovitch Ivanovitch Ivanovitch, l’étudiante, le majordome Groudetski, Stepanov-Peskov et quatre cent trente-trois Espagnols.
Entre Lisa, ou Margarita.

L’une des deux
Ce que je vois.

Ici s’est réunie une société infernale.
Ça sent le feu et le souffre ici.
Et vos cous ressemblent un peu à de la poudre,
ainsi que les oreilles, et les bras, les jambes, et les nez
et les yeux. Vous êtes tous comme tétanisés.
C’est déjà l’hiver depuis des heures,
n’y a-t-il pas eu un meurtre.

Le majordome Groudetski
Margarita ou Lisa,

Voulez-vous du thé ou une horloge.

L’une des deux
Ah, Groudetski, vous êtes un lèche-bottes

depuis le temps des tsars
vous êtes Simon.
Je demande : y a-t-il eu un meurtre ici.

Ensuite, il y a eu de la musique pendant trois heures.
Diverses valses et chorales.
Kirillov pendant ce temps réussit à se marier. Mais quelque chose lui manquait.


Stepanov-Peskov
Un meurtre. Ne parle pas tant de meurtre.

Nous n’avons pas encore compris le meurtre.
Nous n’avons pas encore compris ce mot.
Nous n’avons pas encore compris cette affaire.
Nous n’avons pas encore compris le couteau.

Kostomarov (historien)
Treize ans.

Douze ans.
Quinze ans.
Seize ans.
Autour, il y a seulement des buissons.

Griboïedov (écrivain)
A quoi bon discuter ici,

il est évident que c’est un voleur.
De brusques visions magiques
visitent mon âme.
Elles me promettent
d’ineffables voluptés maladives.
Elles m’ont tourné la tête.
Je suis comme un écureuil dans sa roue.
Allez-vous-en, créatures étrangères,
je pars aujourd’hui pour la Géorgie, comme tout le monde.

Pâles sur leurs assiettes, les quatre cent trente-trois Espagnols se sont exclamés d’une seule voix et avec animosité :

Le temps du meurtre est venu.

Et là, les ténèbres-obscurité tombèrent. Et Groudetski tua Stepanov-Peskov. D’ailleurs, il n’y a rien à dire.
Tous se précipitèrent dans la pièce étrangère et virent le tableau suivant. En travers de la troisième table, le tableau suivant était posé. Imaginez la table et sur elle le tableau suivant.

Fixant le tableau,
Groudetski tenait
dans sa main, comme un tableau,
un poignard ensanglanté.
Le sang gouttait
et recouvrait la terre,
la terre tournait,
et les planètes tournoyaient.
Stepanov-Peskov
était couché sur le sol
tel un aigle
sans bottes ni chaussettes.
Il était couché pieds nus
comme un églantier.
Il y avait un fonctionnaire
mordu par une guêpe.

Lisa rentre à nouveau et crie :

Voilà, je disais bien qu’il y aurait un meurtre.


Tous lui crièrent dessus, tous la huèrent.

Chut, Lisa, Lisa, chut, chut, vous êtes l’une des deux.

Ensuite, c’est lui qui a repris la parole.

Lui
Nous avons vu le pauvre corps,
il gisait immobile.
La vie en lui s’amenuisait sans cesse
suite au coup de poignard sauvage.       
Les yeux se fermèrent comme des noix.
Que savons-nous de la mort, nous, les gens.
Nous ne serons ni des animaux, ni des poissons,
ni des montagnes, ni des oiseaux, ni des nuages.
Un pays peut-être, ou des divans,
peut-être les heures et les phénomènes,
les gouffres marins, les volcans
en ont-ils une idée.
Les scarabées et les tristes passereaux
qui volent doucement en dessous du nuage
dans leur modeste chemise, —
pour eux la mort est un cas bien connu.

Lui
Quelle heure est-il.
Elles filent, filent.

Lui
J’ai été attentif à la mort.
J’ai été attentif au temps.

Lui
Elles filent, filent.

Lui
L’étudiante réapparut

comme des nouilles,
et l’étudiant se pencha sur elle,
comme une âme.
L’étudiante se réalisa
comme une fleur.
La troïka partit en toute hâte
vers l’est.

Lui
Quelle heure est-il.


Lui
Le feuillage est dans la forêt comme le tonnerre.


Lui
Maintenant je vais parler.

La bougie déjà fatiguée
est fatiguée de flamboyer comme une épaule,
et l’étudiante disait toujours
embrasse Stepane, encore, encore.
Embrasse-moi les jambes,
Embrasse-moi la panse.
Stepane, déjà sans force,
soudain se lamenta d’une manière terrible
je ne peux pas vous embrasser,
je vais à l’université
étudier les sciences :
comment extraire le cuivre du métal,
comment réparer l’électricité,
comment s’écrit le mot « ours »,
et il se pencha comme une épaule
sans force sur le lit bien-aimé.

Kozlov arriva alors et commença à se soigner. Il tenait des airelles à la main et n’arrêtait pas de grimacer horriblement. Devant lui se dressaient les paroles qu’il allait prononcer. Mais tout cela n’avait pas d’importance. Il n’y avait là rien d’important. Que pourrait-il y avoir d’important. Non, rien du tout.
Ensuite Stepanov-Terskoï arriva. Il était vraiment féroce. Ce n’était pas Stepanov-Peskov. Ce dernier avait été tué. Nous n’allons pas l’oublier. Il ne faut pas l’oublier. D’ailleurs, pourquoi l’oublierions-nous.


Scène au sixième étage

Fontanov
Voilà cinq ans que nous vivons ensemble,

Toi et moi, toi et moi,
comme un grand-duc et une chouette,
comme une rivière et sa berge,
comme une vallée comme une montagne.
Tu es étudiante comme avant,
tes cheveux blanchissent,
tes joues de femmes jaunissent,
soyons honnêtes, pendant tout ce temps
tu n’as pas pris de graisse.
Ta tête s’est dégarnie,
Tes douceurs se sont délabrées.
Avant je pensais au monde,
aux lueurs des astres,
aux vagues de la mer, aux nuages,
et à présent je suis vieux et chétif.
Vers le porc, vers le radis
je dirige mes pensées.
Ce n’est pas une étudiante, mais une modiste,
que j’ai prise pour femme.

Margarita ou Lisa (devenue entre-temps Katia)
De quoi vivre ? Mon âme s’envole

de ma bouche desséchée. Fontanov,
tu es devenu grossier et pitoyable.
Où est passée ta force virile ?
Je vais me mettre à la fenêtre ouverte.
Regarde quel air immense remue.
Regarde, on voit la maison des voisins.
Regarde, regarde, regarde, regarde autour.
Regarde, je grimpe sur l’appui de la fenêtre,
sur l’appui de la fenêtre, je deviens une branche.

Fontanov
Étudiante, attends-moi.


Elle
Sur l’appui de la fenêtre, je deviens une tasse.


Fontanov
Étudiante, qu’est-ce qui t’arrive ?


Elle
Sur l’appui de la fenêtre, je deviens une bougie.


Fontanov
Étudiante, tu es folle.


Elle
J’arrive.


Il n’est dit nulle part qu’elle sauta par la fenêtre, mais elle sauta par la fenêtre. Elle tomba sur des pierres. Et elle s’écrasa. Oh, comme c’est horrible.

Fontanov
Je ne vais pas réfléchir longtemps,

je vais la suivre.
Je casserai la vaisselle dans les placards,
je détruirai le calendrier.
J’allumerai partout les lampes,
J’appellerai ici le majordome
et j’emmènerai sur la route,
pour toujours, le portrait Groudetski.

Ensuite, de la musique pendant trois heures.

Lui
Margarita, Margarita

ouvre vite la porte
la porte de la poésie est ouverte,
parle-moi des sons.
Nous entendons les sons des objets,
on mange de la musique comme de la graisse.
Margarita, pour la science
nous ne croyons pas que nous dormons.
Nous ne croyons pas que nous respirons,
nous ne croyons pas que nous écrivons,
nous ne croyons pas que nous entendons,
nous ne croyons pas que nous nous taisons.

Lui
La nuit montait dans le ciel,

la lune terne comme l’âme
s’éleva au-dessus de la terre,
en bruissant dans les roseaux épais,
le poisson courait dans la rivière
et le triste lion rugissait.
Les villes se tenaient bien droites,
le castor filait derrière sa proie.

Lui
J’ai perdu mon esprit pacifique.


Lui
Les années inévitables

venaient à notre rencontre comme des troupeaux.
Autour, de verts buissons
remuaient, déplaisants, somnolents.

Lui
Nous n’avons plus rien pour penser.


Sa tête tombe.


<1931–1934>


En russe : Введенский - Очевидец и крыса.pdf

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vvedenski, poésie russe, oberiou | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |