La Violence éloignée (13/01/2013)

Killing them softly, Andrew Dominik, 2012

andrew dominik, cogan, killing them soflty, analyse, critique, violence, économie, déchéance

Cogan (Brad Pitt) est un assassin engagé pour liquider les braqueurs d’un tripot. Il n’a pas mauvaise conscience à tuer, au contraire, il propose même de tuer Markie Trattman (Ray Liotta) tout en sachant qu’il n’est sans doute coupable de rien : il affirme qu’il faut l’éliminer simplement parce que « la rue » pense qu’il est coupable. Il n’a donc pas de problème moral à assassiner, y compris des innocents. Par contre, il répugne à les tuer de près. Il refuse de tuer lui-même un des malfrats pour la seule raison qu’il le connaît. Bien qu’en réalité il l’ait à peine vu, il force l’organisation à engager un autre tueur à gages. Il explique clairement qu’il est mal à l’aise devant les supplications de ses victimes. Il préfère les tuer de loin ou par surprise. Il assassine le premier sans sortir de sa voiture et à travers la vitre fermée de la voiture de la victime. L’isolement est complet. Cogan a à peine le temps de croiser son regard qu’il tire ses coups de feu et s’éloigne rapidement. Il tuera le second à distance, une distance beaucoup trop grande d’ailleurs, et il sera obligé de se rapprocher pour lui tirer d’autres balles dans le corps. Mais l’essentiel était qu’il ne soit pas trop près de sa victime au moment où elle s’aperçoit de ses intentions. Son regard suppliant ou affolé aurait provoqué des sensations désagréables en lui. Il n’est clairement pas question de conscience morale, mais d’une interaction anthropologique fondamentale : le malaise à tuer, ou même à infliger une violence, sans agressivité. Cogan n’arrive pas à faire abstraction des signes émis par la victime quand elle est consciente de ses intentions, des signes qui déclenchent en lui la représentation de la turpitude de son acte, et tous les malaises qui vont avec. C’est pour cela qu’il baratine le dernier malfrat qu’il exécute, pour lui faire croire qu’ils sont associés et qu’il le laissera partir. Il insiste pour qu’il lui répète ce qu’il doit faire afin qu’il ne se doute pas qu’il s’apprête à lui mettre une balle dans la tête. Ce n’est que dans l’inconscience de la victime qu’il peut perpétrer son meurtre.

En parallèle à cette caractéristique psychologique, le film est traversé par une profonde dimension sociale. Frankie sort de prison, il n’arrive pas à trouver d’emploi, la seule opportunité qu’il ait eue exigeait une voiture (ce qui pointe au passage la défectuosité des transports en commun), et il se lance dans ce braquage pour pouvoir ensuite se ranger dans un petit boulot légal. Il rencontre Russell, un héroïnomane, dans une banlieue sordide. On a rarement autant insisté sur le délaissement et la saleté des quartiers ravagés aux États-Unis.  Même lorsque David Ayer filme les pires banlieues de Los Angeles (End of watch ou Harsh Times), il nous montre des zones pavillonnaires, qui, si elles n’étaient pas minées par la violence, seraient somme toute des quartiers tout ce qu’il y a de plus corrects. Dans Killing them softly, on a vraiment l’impression d’être dans une zone délaissée d’un pays du tiers-monde : l’herbe pousse partout, les terrains vagues sont recouverts de déchets. Et c’est d’ailleurs bien pire encore que le tiers-monde, car il n’y aucune permanence de rituels permettant de structurer l’individu et la vie sociale : il ne reste que la vulgarité, la violence et la saleté. Un type qui gueule se fait descendre dans la rue sans que personne n’y prête attention. Les conversations entre les deux malfrats ne suintent pas seulement la bêtise, mais surtout la laideur visqueuse et dégoûtante. Russell est sans doute un des personnages les plus sales de toute l’histoire du cinéma. Il n’a aucune épaisseur, aucun centre d’intérêt, il se réduit entièrement à son addiction à l’héroïne et à des pulsions sexuelles qu’il assouvit de la manière la plus sordide (peut-être même avec des animaux). Mickey (James Gandolfini), le second tueur à gages incarne lui aussi parfaitement cette déchéance : il passe son temps à boire ou à coucher avec des prostitués, au point de ne pouvoir accomplir ce pour quoi il était venu. Sur ce fond de dépérissement social et humain se greffe une sorte de comité anonyme qui dirige le crime organisé dans le secteur. Driver (Richard Jenkins) les représente auprès de Cogan. Il négocie fermement chaque dépense comme s’il s’agissait de n’importe quelle entreprise. Il pourrait travailler pour une banque ou une institution gouvernementale. La nature des décisionnaires à qui il doit rendre des comptes précis est volontairement laissée dans le flou, comme pour mieux souligner la similitude entre la mafia, la banque et le gouvernement. La bande-son est d’ailleurs saturée par les interventions de Barack Obama lors de la présidentielle de 2008. La corrélation entre le monde sordide dans lequel les personnages évoluent et le pouvoir est soulignée tout au long du film. On n’avait pas vu une vision aussi noire de l’Amérique depuis les premiers films d’Oliver Stone. Le monologue de Brad Pitt à la fin du film écorche non seulement le présent, réduisant le pays à un business, mais remonte jusqu’aux mythes fondateurs : il démystifie violemment Thomas Jefferson (de manière beaucoup plus brutale et célinienne que James Ivory).

Mais le plan psychologique (la répugnance à exercer frontalement la violence) et le plan politico-social ne sont pas disjoints. Andrew Dominik n’a pas forcé le second sur le premier pour donner une fausse profondeur à son polar. Un des intérêts du film réside justement dans la pertinence du lien qui les unit. La corporation du crime fonctionne exactement sur les mêmes mécanismes que ceux de Cogan : elle ne peut exercer sa violence que parce qu’elle ne la voit pas. Exactement comme les actionnaires d’une société nocive. Toute cette déréliction n’est pas le produit de la cruauté, mais de l’arrangement pour ne pas voir. La violence est exercée de loin : elle est déléguée : Driver à Cogan, Cogan à Mickey ou à deux brutes (celles qui tabassent le gérant du tripot pour lui). Tout comme Cogan s’organise pour ne pas croiser le regard de ses victimes, la corporation est organisée pour ne pas voir la violence qu’elle réclame. Elle s’est développée et exerce son pourvoir grâce à un stratagème de défense psychologique puéril. Cela fonctionne tellement bien qu’elle en arrive à faire la morale à Cogan. En définitive, elle ne laisse place à aucune virilité, mais à aucune barbarie non plus (hormis celle, occasionnelle, des derniers chaînons). Tout n’est que calculs froids, négociations, conversations d’employés, et violence éloignée.

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andrew dominik, cogan, killing them soflty, analyse, critique, violence, économie, déchéance | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |