Les Affranchis (09/09/2012)

 Goodfellas, Martin Scorsese, 1990

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L’action des Affranchis commence en 1955 dans un quartier ouvrier de Brooklyn et se termine dans les années 80. Scorsese y décrit l’ascension, la grandeur et la décadence d’un gangster dans le milieu de la mafia italienne.

L’Excitation contre le social

Scorsese ne fournit aucune excuse sociologique aux gangsters. Henry Hill (Ray Liotta) n’est pas poussé vers eux par la pauvreté, les conditions de son milieu d’origine, etcetera, etcetera, mais parce que leur organisation lui permet d’inspirer le respect, de jouir de privilèges et de gagner facilement de l’argent. La voix off d’Henry est très claire quand il aborde les raisons de sa fascination pour ce milieu et sa volonté d’y être intégré :

« Pour moi, ça voulait dire être quelqu’un dans un quartier qui était plein de je-ne-suis-personne (full of nobodies). Ils n’étaient pas comme les autres. Je veux dire : ils faisaient ce qu’ils voulaient. Ils se garaient en double file en face d’une bouche d’incendie et personne ne leur donnait jamais d’amende. L’été, ils jouaient aux cartes toute la nuit et personne n’appelait jamais la police. »[i]

Tout son mépris pour le peuple (et les travailleurs) est palpable dans l’expression full of nobodies. Henry ne veut pas davantage de justice sociale, il veut tous les privilèges pour lui. On objectera qu’être né dans un autre milieu social lui aurait permis d’obtenir tout cela légalement, dans l’exercice d’une profession reconnue et valorisée. Mais Henry précise qu’être gangster ,c’est encore mieux qu’être président des États-Unis. On ne peut pas être plus clair. Contre tout le romantisme qui joue de la condition sociale et de la pression qu’elle exerce sur les choix et le destin d’une personne, Scorsese oppose les séductions de la vanité et de la puissance[ii]. C’est la supériorité que le statut de gangster lui accorde, peut-être même davantage que la richesse qu’il lui procure, qui plaît à Henry. Si Jimmy Conway (Robert De Niro) le fascine au début du film, c’est moins par ses grosses liasses de billets que par le style avec lequel il les distribue sous forme d’énormes pourboires à des employés empressés et soumis.

Et pour enfoncer le clou, Scorsese applique la même logique à un personnage issu d’une famille bourgeoise : Karen (Lorraine Bracco), la femme d’Henry. Lorsque ce dernier lui confiera son arme pour la cacher, elle dira (en voix off) : « Je sais qu’il y a des femmes, comme mes meilleures amies, qui auraient fui à la minute où leur petit-ami leur aurait donné un revolver à cacher. Mais je suis restée. Je dois admettre la vérité : ça m’a excité. »[iii] Là encore, on ne peut pas être plus clair : l’excitation devant la violence comme facteur explicatif de sa relation avec Henry. Karen n’est victime d’aucun déterminisme social. Lorsqu’elle voit Henry donner de grands coups de crosse de révolver sur le visage de l’homme qui l’avait harcelée et maltraitée, elle n’est pas saisie par l’angoisse, comme on en a d’abord l’impression, mais par l’excitation. À l’opposé de toute explication sociologique, Scorsese insiste sur la primauté de la part animale de l’homme. Une des conquêtes de Tommy DeVito (Joe Pesci) trouvera très amusant qu’il lui interdise sévèrement de regarder n’importe quel autre homme. Elle semble même flattée. Bien qu'elle ait l’air complètement idiote, on peut la considérer comme un double fugace de Karen, car elles éprouvent toutes deux le même type de sensation devant un mal dominant.

Chez Scorsese, la violence est une fatalité, car elle repose sur la satisfaction de passions humaines fondamentales.

Dégénérescence

Dans une série d’entretiens avec Richard Schickel, Scorsese confie ce qui l’a poussé à réaliser Les Affranchis : « Attaquer le public. Je me souviens avoir parlé de ça à un moment et avoir dit : « Je veux rendre les gens furieux avec ça. » Je voulais attirer tout le monde dans le film et dans le style. Et ensuite, les démolir. J’imagine que je voulais faire une sorte de geste de colère. »[iv]

Les gangsters séduisent, peu importe leur degré de folie et les abjections qu’ils commettent. Scorsese veut réagir au romantisme dans lequel ce milieu est enrobé par le cinéma, y compris dans les deux premiers Parrains de Coppola. Mais au lieu de les dépeindre directement comme des personnages repoussants, il préfère d’abord entraîner le spectateur dans la séduction de ce milieu. La claque qu’il lui mettra ensuite sera beaucoup plus efficace que s’il l’avait laissé à distance.

C’est pour cette raison que Scorsese insiste longtemps sur les privilèges dont jouissent ses gangsters. Il rentre dans les endroits les plus huppés sans faire la queue, on leur installe une table à côté de la scène, on les entoure de précautions. C’est aussi pour cette raison qu’il montre la facilité avec laquelle ils s’enrichissent. Le vol de l’argent d’Air France est sans doute le casse le plus facile de toute l’histoire du cinéma. On a l’impression qu'ils passent leur vie à ripailler dans de bons restaurants, à assister à des spectacles, à séduire des femmes, et à plaisanter. Aucune ombre sérieuse ne les menace. Même en prison, ce n’est pas si terrible que ça, et Scorsese insiste longuement sur les bons repas qu’ils y font.

Mais petit à petit tout dégénère. Tommy DeVito (Joe Pesci) va de plus en plus loin dans la violence injustifiée : il passe d’une bouteille éclatée sur le crâne du serveur qui lui demande de régler sa note devant tout le monde à une balle dans le pied de l’adolescent qui ne l’a pas servi assez vite, puis au meurtre de ce dernier quand il osera se rebeller. Comme dans Casino, ses dérapages finiront par lui coûter la vie. Pour Jimmy Conway (De Niro), la violence n’est plus utilisée pour contraindre ou dissuader, mais comme une simple force au service de son avidité personnelle. Après le casse de la Lufthansa, il élimine ses complices plutôt que de les payer.

La dégénérescence touche la cellule familiale. Henry trompe sa femme, il la traite mal. Elle se met à boire, elle devient jalouse jusqu’à la folie. Elle hésite à le tuer. Elle va traiter de « pute » la maîtresse qu’il a installée dans un appartement luxueux en prenant soin de sonner à tous les interphones pour que ses voisins l’entendent. 

Mais le facteur de dégénérescence le plus important reste la drogue. Elle rend Henry paranoïaque, mais aussi moins capable, moins intelligent. Il ne sait plus s’entourer : la fille qui s’occupe de préparer la drogue ne lave pas les ustensiles dont elle se sert (des preuves qui seront utilisées contre lui) ; une autre, la mule, appelle de chez lui alors qu’il avait insisté comme un fou pour qu’elle se rende dans une cabine téléphonique. La drogue génère l’indiscipline et, en fin de compte, elle déclenchera la chute d’Henry et de toute la famille mafieuse avec laquelle il travaillait.

Le film se termine par la dénonciation de tous ses amis (sachant qu’il n’avait pas vraiment le choix : sinon ils l’auraient tué). La fin nous jette dans l’effondrement de tous les codes d’honneur qui nous donnaient l’illusion qu’il existait un peu de noblesse dans ce milieu.

La dégénérescence remplace la morale chez Scorsese. Au lieu de développer le film à partir d’un point de vue éthique, de poser un éthos, un jugement extérieur, il nous entraîne dans les séductions d’un monde où tout est facile, mais qui, petit à petit, finit par pourrir les relations familiales et amicales, par diminuer les capacités physiques et intellectuelles, jusqu’à ce que la chute inévitable se produise. Loin de toute idée de péché et de châtiment divin, Scorsese représente un processus de justice immanente.

Nostalgie et ambivalence

Pourtant, dans sa condamnation par la dégénérescence, Scorsese ne peut s’empêcher de laisser subsister une dose d’ambivalence. On éprouve une certaine nostalgie quand, à la toute fin du film, on nous montre Henry condamné à mener une vie normale, et médiocre[v]. Pourtant, on ne peut pas non plus pleinement regretter le prétendu paradis dans lequel il vivait, où la décoration était aussi vulgaire que ses maîtresses. Néanmoins, certaines traditions de l’Ancien Monde y persistaient, comme la bonne cuisine, l’importance et la convivialité des repas. De la nouvelle vie qu’il obtient sous la protection du FBI, il dira : « Après être arrivé ici, j’ai commandé des spaghettis à la sauce marinara et on m’a donné des nouilles au ketchup. »[vi] Ces paroles font partie des dernières qu’il prononce : elles paraissent anecdotiques, mais elles sont en réalité lourdes de sens. Elles permettent de jeter un regard rétrospectif sur tout le film et de lui attribuer la dimension d’un changement historique. La mafia italienne, malgré tous ses défauts, servait de rempart au rouleau compresseur de l’American way of life. Elle contribuait à sauvegarder des traditions riches, épaissies dans le temps, précieuses, et qui, en définitive, rendaient plus heureux. La figure patriarcale du parrain (Paul Sorvino) prônait des codes moraux que n’ont pas respectés les trois frappes (Joe Pesci, De Niro, Ray Liotta). De même que le surgissement du capitalisme (incarné par Lopakhine) entraîne la destruction de la Cerisaie tchékhovienne, l’arrivée de la drogue conduit à la dissolution de la mafia italienne et à l’effondrement des valeurs que, bon gré mal gré, elle préservait.

 



[i] “To me, it meant being somebody in a neighborhood that was full of nobodies. They weren’t like anybody else. I mean, they did whatever they wanted. They double-parked in front of a hydrant and nobody ever gave them a ticket. In the summer when they played cards all night, nobody ever called the cops.”

[ii] Une vision des choses dont on n’a bien conscience qu’elle ne pourra pas être qualifiée de progressiste, du moins pas au sens de Daniel Cohn-Bendit, du journal d’Édouard de Rothschild, ou de la sociologie d’État.

[iii] “I know there are women, like my best friends, who would have gotten out of there the minute their boyfriend gave them a gun to hide. But I didn’t. I got to admit the truth. It turned me on.”

[iv] “Attacking the audience. I remember talking about it at one point and saying, “I want people to get infuriated by it.” I wanted to seduce everybody into the movie and into the style. And then just take them apart with it. I guess I wanted to make a kind of angry gesture.”, in Richard Schickel, Conversations with Scorsese, Alfred A. Knopf, New York, 2011.

[v] Les dernières paroles qu’ils prononcent en voix off : “I'm an average nobody. I get to live the rest of my life like a schnook.”

[vi] “After I got here I ordered spaghetti with marinara sauce and I got egg noodles with ketchup.”

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : scorsese, les affranchis, violence, mafia, drogue, valeurs, critique | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |