Fat city (10/08/2012)

John Huston, 1972

Fat city, Huston, mélancolie

A Stockton, dans les terres de Californie, Billy Tully (Stacy Keach) rencontre dans une salle d’entraînement un jeune boxeur qui lui semble prometteur : Ernie (Jeff Bridges). Billy est alcoolique, il habite dans une chambre minable, sa carrière sur le ring est clairement derrière lui, et pourtant, il veut reprendre les gants. Il fait partie de ce que Huston appelle les gens « qui sont battus avant d’avoir commencé mais qui ne cessent jamais de rêver. »[i] On lui donnerait au moins quarante ans ; il en a trente.

Fat city, Huston, mélancolie

Fat city[ii] est imprégné de bout en bout par la mélancolie. Billy passe ses journées à ramasser des oignons dans les champs pour quelques dollars, et le reste du temps, il boit dans des bars. Dans l’un d’eux, il rencontre une femme aussi alcoolique que lui (Susan Tyrrell), peu cohérente dans ses paroles, qui cherche à provoquer la colère ou la tendresse en jouant mal ses scènes hystériques et piteuses. Lorsque Billy la drague, Huston nous montre longuement deux épaves qui s’engueulent, puis s’attendrissent (après qu’il est parti se cogner fortement la tête contre le Juke-box pour lui montrer que son jugement ne lui était pas indifférent). Il lui répète avec lourdeur, en ivrogne joyeux et inoffensif, qu’elle peut compter sur lui. Ils sortent dans la rue. On est en pleine journée. Elle est tellement ivre qu’elle a dû mal à marcher, et il est obligé de la soutenir. Elle ne le connaissait quasiment pas une heure auparavant. Elle s’arrête pour pleurer et lui avouer qu’elle l’aime. Leur façon de se comporter est tellement triviale, tellement puérile, et même idiote, qu’ils nous agaceraient ou nous révulseraient s’ils ne nous étaient présentés avec autant de compassion. Billy donne toute son énergie dans un milieu qui l’écrase et l’abrutit. On sent qu’il n’a aucune chance et on constate en même temps qu’il a un bon fond et qu’il se donne du mal.

Fat city, Huston, mélancolie

Huston place ses personnages dans des situations désespérantes, mais, par leur comportement, il empêche le spectateur de s’y identifier. Il ne lui laisse pas s’en servir pour éprouver à travers eux la douceur d’une vanité de martyre. Il échappe ainsi au mélodrame, aux hugoleries, au plaisir romantique facile. Cet empêchement de s’identifier à Billy et l’impossibilité de le condamner (ou ne serait-ce que de lui imputer entièrement sa situation) créent une compassion véritable, un déport, que l’on oriente moins vers le personnage que vers sa situation. C’est de cette abstraction que jaillit cette mélancolie, de plus en plus profuse, qui accompagne tout le film.

Billy se remet tant bien que mal à la boxe. Etonnamment, il gagne le premier combat important que son manager réussi à lui organiser. Mais on a vu qu’il a tout donné, qu’il était à deux doigts de perdre, et on est déjà certain qu’il n’en gagnera pas d’autres. D’ailleurs, en sortant du ring, il pense avoir perdu par knock out. Son manager ne veut pas lui donner l’argent qui lui revient pour ne pas qu’il boive et détruise toute possibilité de reprise de carrière. Finalement, il cède ; et Billy s’énerve que ce soit si peu. Il descend de la voiture, rentre dans le hall de son immeuble, hésite, puis finalement ressort.

Après une ellipse de quelques mois au moins, mais peut-être quelques années, Billy aperçoit Ernie dans la rue[iii]. Alors que ce dernier a tout fait pour l’éviter, Billy parvient à le persuader d’aller boire un café avec lui. Ils rentrent dans une sorte de bar, semblable à un entrepôt. C’est la dernière scène du film et on attend malgré nous une note conclusive.

“How’d you like to wake up in the morning and be him?”, demande Billy en pointant le serveur, un homme lent et très vieux.

“The Waste, ajoute-t-il après qu’Ernie a exclamé sa surprise, before you can get rollin’, your life makes a beeline for the drain.”

“Maybe he’s happy,”, répond finalement Ernie.

“Maybe we’re all happy.” répond Billy sans le regarder, presque mécaniquement, sans conviction, et peut-être même en pensant qu’Ernie est un naïf. Puis, pour dédramatiser la situation déprimante qu’il vient de créer, ou pour désamorcer l’ironie de sa réponse, ou simplement parce qu’il est ivre, il plaisante en demandant au serveur s’il est d’accord. Celui-ci, voyant qu’on lui adresse la parole, sourit par politesse. Mais il est évident qu’il n’a rien compris ; il est vraiment très vieux.

“you think he was ever young once ? demande Billy.

-    no

-    maybe he wasn’t”

Billy se retourne. La camera zoome sur son visage hagard et le bruit de fond s’éteint. Il fixe un groupe de joueurs ; ils sont tous en suspens, comme si l’image s’était arrêtée. Puis un panoramique latéral s’immobilise sur un autre groupe de joueurs, un peu plus à gauche, eux aussi immobiles. Le bruit de fond reprend. On ne sait pas combien de temps a duré son absence. Ernie lui dit qu’il va partir. Billy, presque suppliant, lui demande de rester pour parler un peu. Ernie accepte avec gentillesse. Ils se remettent à boire leur café. Ils ne parlent pas. Billy semble perdu dans ses pensées, ou, plus vraisemblablement, son esprit flotte dans le vide, dans une déconnection de l’attention et des sens due à l’alcool et aux nombreux coups qu’il a pris sur la tête.

Fat city, Huston, mélancolie



[i] "people who are beaten before they start but who never stop dreaming.", Huston, An Open Book, p. 338.

[ii] En 1969, dans une interview au Life Magazine, Leonard Gardner, l’auteur du roman dont le film est inspiré, livre l’explication du titre : « Beaucoup de gens m’ont demandé ce que voulait dire le titre de mon livre. Ça fait partie de l’argot des Noirs américains. Quand vous dites que vous voulez aller à Fat city, ça veut dire que vous voulez une vie agréable. J’ai eu cette idée pour le titre après avoir  vu la photographie d’un vieil immeuble vétuste à San Francisco. « Fat city » était gribouillé à la craie sur un mur. Le titre est ironique : Fat city est un but insensé que personne n’atteindra jamais. »

"Lots of people have asked me about the title of my book. It's part of Negro slang. When you say you want to go to Fat City, it means you want the good life. I got the idea for the title after seeing a photograph of a tenement in an exhibit in San Francisco. 'Fat City' was scrawled in chalk on a wall. The title is ironic: Fat City is a crazy goal no one is ever going to reach.", Durham, Michael (29). "A short talk with a first novelist". LIFE Magazine 67 (9): 10.

[iii] Cette dernière scène est entièrement due à Huston ; elle ne figure pas dans le roman de Gardner.

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fat city, huston, mélancolie | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |