Zodiac (04/08/2012)

Zodiac contre l'inspecteur Harry

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Riccardo Carobbio, Senza Vita

David Fincher a cru qu’il pourrait discréditer l’idéologie de L’Inspecteur Harry en s’installant confortablement dans la vision diamétralement opposée. Contre la violence et le mépris de la procédure, il vante le déchiffrage d’indices et la recherche patiente de preuves : l’intelligence et le travail. Tout au long de son film, il prend à contre-pied la recette hollywoodienne du serial killer en refusant la violence que ce genre réclame.

Pourtant, force est de constater que son idéologie est tout aussi discutable. Ce que Fincher ne voit pas, et ce que son film cache, c’est que sa bien-pensance d’homme civilisé peut engendrer autant de victimes, voire plus, que l’inspecteur Harry. Si elle permet de ne pas accuser quelqu’un à tort, de ne malmener personne, sa lenteur et son inefficacité laissent tout loisir au tueur de continuer à assouvir son appétit meurtrier. En mettant tout en œuvre pour empêcher la bavure, la violence sur un innocent, elle laisse toute liberté au criminel de continuer ses sacrifices. Et il ne s’en prive pas. L’imposture de Fincher consiste à refuser d’attribuer à sa conception de la justice la moindre responsabilité dans ce qui finit par devenir un véritable massacre. Si l’enquête avait besoin de dizaines d’années pour aboutir, si le tueur donnait la mort à une centaine de personnes, rien ne devrait être remis en cause, car la méthode est civilisée.

Fincher se cache derrière la procédure et la rationalité en espérant que l’on ne découvre pas que sa volonté d’être innocent participe au désastre. Dans cet esprit de dissimulation, non seulement il ne nous montre pas (ou peu) l’horreur des meurtres (même pas après coup, comme dans Seven), mais il élude aussi les traumatismes qu’ils produisent sur l’entourage des victimes ou sur les rescapés. L’un d’eux finira avec un handicap physique jusqu’à la fin de sa vie (en plus du souvenir de sa femme tuée à côté de lui). Pourtant, c’est à peine si on le remarque. Il est hors de question de nous livrer la moindre impression désagréable, de nous infliger la plus petite souffrance empathique pour qu’on se représente le gâchage de la vie de cet homme, son horreur déprimante. Au contraire, on passe vite à la recherche de nouveaux indices, au déchiffrage des énigmes que le tueur envoie à la police et aux journalistes. Il est bien évident que si le film s’était un peu plus penché sur le sort des victimes, le spectateur s’intéresserait beaucoup moins à l’impressionnant travail de ce cartoonist passionné par cette enquête. Il ne goûterait pas autant cette ambiance studieuse poussée à la limite de la folie, déjà explorée par Alan J. Pakula dans All the President's Men [i]. Il se laisserait moins impressionner par ce mal absolu, insaisissable, presque abstrait, que le réalisateur représente avec talent. Il s’impatienterait. Il quitterait le mode de perception détaché et esthétique dans lequel on l'a installé. Il s’énerverait. C’est l’ellipse sur les victimes qui permet au spectateur superficiel d’accorder du crédit à la vision de la justice sous-jacente au film.

Dans son opposition frontale et fière à l’inspecteur Harry, Fincher cache tout le pan de victimes qu’engendre la méthode d’enquête qu’il préconise. Et pour ne pas éveiller notre suspicion devant sa prétention à une telle pureté, il nous montre que cette méthode souffre quand même de quelques inconvénients : la recherche acharnée du caricaturiste finit par faire du tort à sa vie familiale. Mais il est bien évident que ce cliché ne saurait nous dévier bien longtemps du fond du problème.  

Doit-on conclure en louant les méthodes de l’inspecteur Harry ? Bien sûr que non. Il s’agit simplement de ne pas mentir : de ne pas cacher ses sacrifices d’innocents pour mieux dénoncer ceux des autres. La justice s’exerce dans le dosage entre ces deux méthodes, ces deux pôles sacrificiels. Quelle que soit la direction qu’on adopte, on sera coresponsable de victimes : c’est l’essence tragique de la justice. Se jeter entièrement d’un côté ou de l’autre en prétendant être plus humaniste ou plus efficace relève de la même naïveté.

 


[i] Un film bien plus fondé à adopter cette vision des choses, puisqu’il s’agit de journalistes.

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, critique, zodiac, fincher, inspecteur harry | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |