La Naissance d’un précurseur (28/07/2012)

Periplo, Juan Filloy

 Juan Filloy, Periplo, critique littéraire

Periplo, publiée en 1930, est la première œuvre de Juan Filloy, une création littéraire à partir de son voyage en bateau réalisé la même année en Europe et au Moyen-Orient.

Des poèmes en prose alternent avec des critiques mordantes, des discussions burlesques, des rappels historiques, politiques, des réflexions profondes ou ironiques. L’œuvre mélange les niveaux de langue, les styles, les genres. On passe de la poésie, au journal de voyage, puis à l’essai, la satire, la micro-fiction, le recueil de plaisanteries picaresques et d’anecdotes moqueuses.

Ce nouveau mode de production textuel, approfondi plus tard avec Aquende (1935), devra attendre la fin des années 40 pour être prolongé sur un mode romanesque par Leopoldo Marechal dans Adán Buenosayres. Si l’on considère que ce dernier a dû patienter à son tour jusqu’au milieu des années 60 pour être pleinement reconnu par la critique, on mesure toute l’avance prise par l’écriture subversive de Filloy.

Il nous semble possible de retrouver la genèse de cette subversion dès le début de ce voyage qu’il entreprend, dans l’esprit avec lequel il veut l’aborder et celui dans lequel, très vite, il le subit. Au commencement de son périple, l’enthousiasme domine. Après que l’écriture poétique s’est déchaînée sur l’océan, l’auteur se fixe des maximes pour définir sa position de voyageur :

« Lorsque vous voyagez, laissez votre vie dans votre maison, votre village, votre ville. C’est un artefact inutile. Ne l’exhibez à personne. Soyez un « sybarite du silence », selon l’expression de Benjamín Jarnés. »[i]

Mais tout de suite, l’impression d’inanité et l’esprit baudelairien gagnent :

« […] parce que la gloire de la lassitude consiste à traverser la vie comme si elle était un désert, avec un visage impassible, en portant la gourde du cœur pleine de résignation. Ainsi, nous, les experts de l’ennui, nous nous aventurons avec succès sur tous les itinéraires de la désolation. »[ii]

Une telle remarque devrait normalement clôturer une œuvre. Sinon, l’auteur se condamne à ressasser son désespoir en enfilant les pensées nihilistes. Mais Filloy préfère l’inconséquence, et pour échapper à cette posture, il se recentre abstraitement sur les bénéfices intellectuels et spirituels du voyage :

« Je n’ai jamais vécu le présent ; car pour le voyageur, le présent est la réalité fastidieuse dans laquelle se tassent des bagatelles liées à notre sujet. Ce qui vaut la peine, c’est d’être toujours au passé dans soi-même : - idées, sensations appréhendées – pour les décanter sur la projection future de notre moi. »[iii]

 

« Voyager est une passion décorative. Pour l’homme cultivé, elle l’est dans la bonne acception du terme : elle orne la tectonique spirituelle ; pour l’être indistinct, elle entasse de la verroterie brillante sur sa vanité. »[iv]

Cependant, le constat amer de la réalité du tourisme reprend aussitôt le dessus.

« L’époque romantique du tourisme est terminée. L’exotique n’intéresse plus en tant que thème sentimental, mais en tant que document photographique. Le voyageur d’aujourd’hui se passe de toute effusion ; il constate et repart. »[v]

 

« Je suis un voyageur sans émotion. J’ai entendu l’inaudible, j’ai senti ineffable, j’ai vu le merveilleux… et rien. J’ai continué avec les mains dans les poches, l’œil plongé dans le lointain, l’oreille sourde aux murmures et le cœur dur battant dans le flegme. »[vi]

La première remarque pourrait passer pour un prolongement de la distinction qu’il avait établie juste avant entre l’homme cultivé et l’homme du commun. Elle se réduirait alors à une critique mélancolique du tourisme superficiel, une déploration réactionnaire devant une dégradation. Mais la seconde citation nous confirme que lui non plus est incapable de ce type de rapport émotionnel au monde. Filloy rejette le romantisme et semble se réfugier à nouveau dans une posture d’inappétence et de désinvolture cynique.

Alors, pour sortir de ce piège, de cette oscillation entre le mépris et la désinvolture, probablement conscient qu’elle représente un rôle à la portée du premier venu, l’auteur s’investit dans une écriture fragmentée, adaptée aux variations de ses humeurs. Filloy se déchaîne dans une somptuosité baroque, explorant la vaste richesse de la langue espagnole, pour s’adonner ensuite à son goût de la symétrie et de la mesure ; il laisse vagabonder son esprit transgressif et irrévérencieux, pour s’imposer plus loin une note précise cherchant à dévoiler les dessous du réel. Ainsi, littérairement, il se parfait dans la forme courte.

L’abrutissement, la mélancolie sont conjurés par l’expérimentation littéraire, la création d’un foisonnement de textes disparates, concis, la variation des genres et des esthétiques. À l’enthousiasme du voyage, vite épuisé, Filloy substitue celui de l’écriture.



[i] “[…] quando usted viaje, deje su vida en su casa, en su pueblo, en su ciudad. Es un artefacto inútil. No la exhiba a nadie. Sea un “sibarita del silencio”, como dice Benjamín Jarnés.”, Periplo, El Cuenco de la plata, Buenos Aires, 2007,  p. 17.

[ii] “[…] porque la gloria del hastío consiste en cruzar la vida como si fuera un páramo, con rostro impasible, llevando llena de conformidad la cantimplora del corazón. Así, los expertos del tedio nos aventuramos con éxito por todos los itinerarios de la desolación.”, Ibid.,  p. 17-18.

[iii] “Nunca viví el presente; porque para el viajero el presente es la realidad fastidiosa que se atiborra de menudencias vinculadas a nuestro sujeto. Lo que vale es ser siempre pasado en uno mismo: -ideas, sensaciones aprehendidas- para decantarlas en la proyección futura de nuestro yo.”, Ibid., p. 18.

[iv] “Viajar es una pasión decorativa. Para el hombre culto en la buena acepción de exornar la tectónica espiritual. Para el ser indistinto en la acepción de hacinar la vanidad de relucientes abalorios.”, Ibid., p. 20.

[v] “Ha pasado la época romántica del turismo. Lo exótico no interesa ya como tema sentimental sino como documento fotográfico. El viajado de hoy prescinde de toda efusión: constata y parte de nuevo.”, Ibid., p. 22.

[vi] “Soy un viajero sin emoción. He oído lo inaudito, he sentido lo inefable, he visto lo maravilloso… y nada. Seguí con las manos en los bolsillos, el ojo enfrascado en la lejanía, la oreja sorda a los murmullos y el corazón firme pulsando en la flema.”, Ibid., p. 22-23.

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : juan filloy, periplo, critique littéraire | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |