Narda o el verano (21/07/2012)

Narda o el verano de Salvador Elizondo

Salvador Elizondo

Paru en 1966, Narda o el verano est le premier recueil de nouvelles publié par Salvador Elizondo (1932-2006). Il est composé de cinq récits. Les deux derniers, La Puerta et La historia según Pao Cheng, se caractérisent par leur fonction autoréférentielle : le texte littéraire comme serpent qui se mord la queue, la malédiction de l’écriture :

« Il comprit, à ce moment-là, qu’il s’était soi-même condamné, pour toute l’éternité, à continuer à écrire l’histoire de Pao Cheng, car si son personnage était oublié et mourait, lui, qui n’était rien de plus qu’une pensée de Pao Cheng, disparaîtrait aussi. »[i]

Si ce jeu borgésien clôture l’ouvrage, les trois premières nouvelles se situent sur un autre plan. Leurs stratégies narratives se construisent beaucoup moins autour d’une réflexion métalittéraire. Elizondo s’appuie davantage sur la sensibilité, développant les dimensions visuelle et sonore de l’espace dans lequel il déroule ses récits. Il en résulte une écriture que la critique a souvent qualifiée de cinématographique, une métaphore qui se prolonge jusque dans l’agencement des scènes, comparable au montage d’un film – ce procédé culmine dans la succession de plans contre-plans de En la playa.

Cet appel aux sens n’empêche pas une certaine étrangeté de planer sur ces trois nouvelles. Elle entraîne « un état d’âme supplémentaire, plus émotif qu’analytique, qui représente le germe d’une poétique […]. La poésie sous-jacente aux récits de Narda o el verano n’est autre que la précision à laquelle contraint la combinaison cadencée entre phrases courtes et phrases longues, incluant les incidentes et les explétives. Le sens de la musicalité lui permet un contrôle impeccable de la netteté et de l’économie expressives. »[ii] Sans nier l’importance du rythme et de la stylistique, il me semble pourtant que la puissance de la poétique d’Elizondo est ailleurs.

En la playa met en scène la poursuite en barque, puis sur le sable d’une île, d’un homme gros et maladroit par un homme dont la supériorité mentale et physique est indéniable. Ce déséquilibre de force est accentué par le nombre (le persécuteur a quatre rameurs à son service alors que le gros est tout seul) ; et par les armes (un Purdey (c’est-à-dire une arme pour tuer les éléphants) contre un Luger). Qui plus est, le gros est blessé, il a du mal à manier sa barque, il s’enlise dans le sable de la dune, le lacet de sa chaussure est défait, il est à découvert, autant de facteurs qui dessinent nettement une situation de dominant / dominé. Le gros « baignait dans la sueur, et la saleté de son costume de lin blanc se collait à la grosseur du corps, empêchant ou rendant plus difficile ses mouvements. »[iii] En plus d’être placé dans une position inférieure, le gros est enlaidi par la description, il est lié à des éléments provoquant habituellement le dégoût. Après une longue poursuite, son assaillant le tient en joue « pour lui tirer entre les deux yeux ; mais ensuite, il baisse un peu le fusil, jusqu’au sexe, pour lui tirer dans le ventre, parce qu’il pensa que s’il lui tirait dans la tête, le gros ne sentirait pas sa propre mort et que s’il lui tirait dans le torse, il le tuerait trop vite. Le gros le regardait avec les mains collantes, ensanglantées, séparées du corps, dans une attitude féminine et désemparée. »[iv]

Toute la violence sourde du récit se termine dans une explosion que l’auteur tord allusivement et métaphoriquement vers la sexualité. La cruauté du tueur et l’impuissance de sa proie basculent fugacement dans un autre domaine, comme si on avait intercalé dans la pellicule d’un film d’aventure le photogramme d’une scène sexuelle.

Dans Puente de piedra, une torsion similaire est effectuée, mais au lieu de se diriger vers la sexualité, elle en part. Un jeune homme invite une fille à un pique-nique dans la nature, une sortie au terme de laquelle il a l’intention de la faire sienne. Dès le début, le dénouement érotique est qualifié de sacrifice.[v] On passe devant ce mot sans y prêter attention, comme s’il s’agissait d’une métaphore d’un autre temps, d’un monde dont les valeurs n’ont plus cours. Pourtant, là encore, Elizondo nous indique que violence et sexe sont liés. Comme le gros de En la playa, la jeune fille est gênée (non pas sur le plan physique, mais psychologique). Elle semble troublée, elle se comporte avec gaucherie, elle fait tout pour retarder le moment de leur union. On observe par ailleurs la même dissymétrie entre les deux personnages, une opposition entre la force et la faiblesse.

« A chaque fois qu’il pensait qu’elle était un être maladif, il l’aimait davantage. En ce moment, il aurait voulu lui prendre la main, la caresser, lui exprimer d’une manière ou d’une autre le délice que produisait en lui la compassion qu’elle lui inspirait. »[vi]

Lorsqu’enfin il l’embrasse, à peine leurs lèvres se touchent, qu’un cri, « comme  un jet de sang »[vii], les sépare. Un enfant albinos, difforme, dément, au crâne réduit, au sourire pareil à une grimace obscène, leur fait un geste incompréhensible et sale. Le couple horrifié s’en va, et chacun rentre chez lui. Bien que l’acte sexuel ne soit pas consommé, les allusions abondent : borbotón de sangre, espasmo, las faldas de los montes, manos crispadas le clavaban las uñas en los brazos. Au lieu d’utiliser métaphoriquement un autre champ sémantique pour décrire l’acte sexuel, ce dernier est empêché par un élément fictionnel dont la description fait appel au champ sémantique de la sexualité.

Ce surgissement de l’horreur, de l’obscène et de la saleté au moment de la scène érotique doit être mis en parallèle avec l’irruption de la sexualité lors du déchaînement de violence cruelle à la fin de En la playa. Les deux récits se développent suivant une intentionnalité (meurtre, acte sexuel) qui débouche finalement sur autre chose. Pour chacun d’eux, deux domaines considérés normalement comme disjoints se télescopent.

Dans Narda o el verano, la femme que les deux héros se partagent avoue qu’un de ses anciens amants lui “plaisait beaucoup, parce qu’il était capable de manger un lapin vivant, le détruisant petit à petit, le tuant à force de mordre dedans, et parce qu’il l’emmenait se balader sur la côte dans sa Rolls revêtue de velours rouge. »[viii] Cette entrée soudaine d’une violence cruelle dans une nouvelle qui recyclait jusque-là les thèmes du libertinage et de la séduction ne doit pas être confondue avec un petit intermède surréaliste buñuelien. Elle modifie les modalités de la lecture. Quelques pages plus loin, on trouve : « Quand par accident ses yeux rencontraient les nôtres, son regard nous transperçait, passait sur nous comme si nous n’existions pas, anéantissant notre présence avec sa froideur, dissolvant notre existence par son mépris. »[ix]  Lues isolément, ces métaphores censément violentes appliquées au regard de la femme désirée ne possèdent en réalité aucune dynamique tant elles ont été usées par des siècles de poésie et de roman d’apprentissage. Elles ne provoquent aucun détachement de la signification, aucun transport dans un champ nouveau. Ce n’est que par le surgissement de la violence extrême et ponctuelle des pages précédentes qu’Elizondo les revitalise. Cette violence reste tapie derrière la lecture sans se laisser oublier. Le lecteur sent qu’elle menace de surgir à tout moment, si bien que, quand une description la convoque, la métaphore a beau être quasiment morte, elle devient vive. Elizondo réintègre la violence dans la séduction, le désir, non pas en adjoignant une explication destinée à l’intellect et s’appuyant sur des concepts, mais par la convocation de la sensibilité et par la rupture métaphorique.

La poétique d’Elizondo se joue donc dans le tremblement fugitif de la fonction référentielle. Une ambiguïté s’introduit et entraîne la coexistence de deux mondes, celui du sexe, du désir et celui d’un magma de forces ou d’énergies négatives (violence, horreur, sadisme, souffrance, obscénité, gêne…). Notre vision rassurante de la séduction et de la sexualité perd alors son équilibre. L’auteur désenclave le sexe du kitsch dans lequel on ne cesse de le maintenir. Il brise la configuration habituelle de nos représentations pour coller deux morceaux qu’on avait tendance à tenir éloignés. Le kitsch est attaqué non par la rationalité (à l’instar de Sade quand il argumente contre la morale chrétienne), mais par la torsion vers la violence, un tremblement brutal ou discret de la scène. Elizondo ne propose à la place aucune vérité ou représentation. Il se contente de mettre à mal la naïveté dans laquelle nous vivons. Il nous déconcerte, il rend nos bases chancelantes. Il déferre le grand rail du progrès sur lequel nous sommes, sur le plan intellectuel, confortablement installés.



[i] “Comprendió, en ese momento, que se había condenado a sí mismo, para toda la eternidad, a seguir escribiendo la historia de Pao Cheng, pues si su personaje era olvidado y moría, él, que no era más que un pensamiento de Pao Cheng, también desaparecería.”, Salvador Elizondo, Narda o el verano, Fondo de cultura económica, México, 2000, p.98.

[ii] “En el caso de Elizondo se trata de un estado de ánimo adicional, más emotivo que analítico, que representa el germen de una poética, lo que más tarde se convertiría en su referente más ostensible. La poesía que subyace en los relatos de Narda o el verano no es otra que la precisión a la que obliga la combinatoria cadenciosa entre frases cortas y frases largas, incluidas las frases incidentales y las frases expletivas. El sentido de musicalidad le permite tener un control impecable de nitidez y economía expresivas.”

Sada, Daniel, (2009) “La escritura obsesiva de Salvador Elizondo” [en línea]. Revista de la Universidad de México. Nueva época. Agosto 2009, No. 66.

<http://www.revistadelauniversidad.unam.mx/6609/sada/66sada.html>

[iii] “Estaba empapado de sudor y el sucio traje de lino blanco se le adhería a la gordura del cuerpo impidiendo o dificultando sus movimientos.” Salvador Elizondo, Op. cit., p.21.

[iv] “Le tenía la cruz puesta en el cuello para darle en medio de los ojos, pero luego bajó el rifle un poco más, hasta el sexo, para darle en el vientre, porque pensó que si le daba en la cabeza el gordo no sentiría su propia muerte y que si le daba en el pecho lo mataría demasiado rápidamente.

El gordo lo miraba con las manos colgantes, sangrantes, separadas del cuerpo, en una actitud afeminada y desvalida.” Ibid., p.39-40

[v] “[…] el deseo de consumar este sacrificio con un mínimo de ceremonia, de vacilación y de entusiasmo.”, Ibid., p. 12.

[vi] “Cada vez que pensaba que ella era un ser enfermizo la amaba más. En ese momento hubiera querido tomarla de la mano, acariciarla, expresarle de alguna manera el deleite que en él producía la compasión de que ella le inspiraba.”, Ibid., p.15.

[vii] “un borbotón de sangre”

[viii] “El y yo éramos algo distinto. Me gustaba mucho porque era capaz de comerse un conejo vivo, destrozándolo poco a poco, matándolo a mordiscos y porque me llevaba a pasear por la costa en su Rolls tapizado de terciopelo rojo.”, Ibid., p. 66.

[ix] “Cuando por accidente sus ojos encontraban con los nuestros, su mirada nos traspasaba, pasaba por nosotros como si no existiéramos, aniquilando nuestra presencia con su frialdad, diluyendo nuestra existencia con su desprecio.” , Ibid., p. 73.

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : salvador elizondo, narda o el verano, critique, littérature mexicaine | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |