Monsieur le décorateur, Oleg Teptsov, 1988 (17/07/2012)

 Господин оформитель

  Monsieur le décorateur, Oleg Teptsov, critique film

A Saint-Pétersbourg, au début du XXe siècle, l’artiste Platon Andreïevitch travaille en tant que décorateur de théâtre. Mais sa vocation est ailleurs, il voudrait créer une œuvre immortelle, parfaite. En 1908, un bijoutier lui commande un mannequin pour la devanture de son magasin. Anna, une fille pauvre et phtisique, lui sert de modèle. Il reproduit la beauté de son visage mourant sur un buste de cire. En 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, la Russie resplendit de couleurs flétrissantes. L’inspiration artistique de Platon décline. Il se drogue. Il est au bord de la ruine. Il finit par accepter de décorer la maison d’un homme d’affaires riche, Monsieur Grilo. Lorsqu’il rencontre sa femme, il est persuadé qu’il s’agit d’Anna. Bien que Madame Grilo le nie catégoriquement à plusieurs reprises, il n’en démord pas. Pour le lui prouver, il finit par lui montrer les esquisses de la jeune fille qu’il avait dessinées à l’époque. Elles jettent un trouble. 

Platon se convainc qu’elle est le mannequin de cire qu’il a créé, c’est-à-dire que son œuvre est devenue vivante. Il essaie alors de la reprendre à son mari. Une compétition s’en suit, qui culmine dans ce qui est sans doute une des scènes de partie de poker les plus impressionnantes de l’histoire du cinéma. La femme quitte son mari dès qu’il a perdu au jeu, puis quitte son amant, puis revient vers son amant une fois son mari mort. Finalement, elle aura raison de deux hommes, qui mourront comme les victimes d’une adoration maléfique.

On pourrait considérer ce film comme une réécriture du Portrait ovale, la nouvelle d’Edgar Allan Poe, une variation autour du thème de l’objet d’art qui devient vivant au prix d’un sacrifice. Ou bien une histoire romantique de femme qui provoque la chute d’un homme en devenant l’objet d’une obsession. Mais, il semble que son intérêt se trouve surtout dans sa représentation de l’âge d’argent, cette période de l’art russe où triomphait le symbolisme.

Dans Vers La Fin du mythe russe, Georges Nivat écrit : « Du symbolisme européen le russe a hérité la conviction que la langue poétique — grâce au symbole — a un statut épistémologique particulier et peut forger un discours non discursif sur le divin, l'absolu. Cela, c'est la « religion » du symbolisme russe. » Platon Andreïevitch s’inscrit pleinement dans ce courant puisqu’il est persuadé qu’il peut aller jusqu’à se substituer à Dieu en donnant vie à son œuvre. Mais ce délire des grandeurs, pour se justifier, a besoin d’une contrepartie : la mort, la pourriture. Ainsi, l’artiste peut se mettre en scène dans une lutte magnifique ou sordide et asseoir ses prétentions. Andreï Biély, dans La Magie du mot, place le cadavre au cœur même de l’écriture : « Nous devons exercer notre force à la combinaison des mots ; de cette manière, nous nous forgeons une arme pour le combat contre les cadavres vivants qui s’insinuent dans le cercle de notre activité ; nous devons être des barbares, des bourreaux du mot courant, puisque nous ne pouvons lui insuffler la vie. »[i]

Platon, lui aussi, est obsédé par les cadavres, et plus généralement par tout ce qui connote la monstruosité. Le  film est ponctué de plans sur des dessins à l’imaginaire débridé et censément inquiétant. Par cette proximité avec l’angoisse ou le dégoût, les symboles mystérieux qui passionnent l’artiste acquièrent plus de force. Son ésotérisme repose sur un fond malsain et s’en nourrit.

Mais le film ne s’arrête pas à cette dualité divin & absolu / malsain & mort. En accord avec le précepte de Biély, il libère, après la mégalomanie, une autre grande force du sous-sol : la violence, la cruauté (du « barbare », du « bourreau »). La scène où Platon poursuit follement une religieuse dans un dédale de ruelles rappelle le comportement d’Arkadi Dolgorouki, l’Adolescent de Dostoïevski, lorsqu’il s’amuse à effrayer une jeune fille en la suivant dans la rue. Derrière l’intrigue hoffmannienne un peu démodée qui lui sert de cadre, Monsieur le décorateur suggère une interprétation des profondeurs bien humaines de l’âge d’argent : sous le fatras des symboles, un orgueil démesuré et une violence sourde.

Cependant, le film ne nous montre pas d’acte barbare. En effet, la violence reste contenue dans les codes de conduite aristocratiques du début du vingtième siècle. Le jeu hallucinant de Viktor Avilov reflète merveilleusement la maîtrise du bouillonnement de pulsions malsaines qu’il renferme en lui. Le sadisme ne s’exprime pas sur son visage. La retenue, un reste de noblesse, ainsi qu’une attitude pensive, absente, méprisante, l’en empêchent. Le sadisme est sur le point de poindre, on le pressent, on l’attend, mais il ne vient pas. Il ne s’imprime sur son visage, comme s’il était un personnage onirique.

De cette démystification il ne résulte aucune condamnation sur le plan artistique. Le film reste volontairement ambigu. Platon, comme les productions artistiques de l’âge d’argent, peut appartenir à la catégorie du génie flamboyant ou du fou inepte. Sa fascination pour le mal, la mort la folie n’est ni un critère disqualifiant, ni un gage de profondeur ou de talent.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le film représente une période de décadence. Il se clôture d’ailleurs sur une belle demeure laissée à l’abandon, dégradée, comme si le délire, à l’instar de La Montagne magique, ne pouvait prendre fin que dans la violence et la ruine.

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[i] « мы должны упражнять свою силу в сочетаниях слов; так выковываем мы оружие для борьбы с живыми трупами, втирающимися в круг нашей деятельности; мы должны быть варварами, палачами ходячего слова, если уже не можем мы вдохнуть в него жизнь; », in « Магия слов »

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : monsieur le décorateur, oleg teptsov, critique film | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |