Les Profondeurs de l’apparence (09/07/2012)

 El Vínculo, Eduardo Mallea

Mallea, el vinculo

 

“De los diversos géneros que distingue la retórica de nuestro tiempo, Mallea abunda en el más arduo: la morosa novela psicológica, cuya materia son las almas.” [i]

 Borges

 

Dans cette nouvelle publiée en 1946, Eduardo Mallea représente les profondeurs d’une amitié entre deux hommes : Pinas et Gerardo Durán. Mais profondeur ne veut pas dire ici qu’il sera question des agissements secrets d’un inconscient inaccessible. La psychanalyse, bien sûr, se révélerait impuissante à éclairer la moindre parcelle de l’écriture de Mallea. Elle n’en écraserait pas seulement la finesse avec ses gros schémas primitifs, elle resterait tout simplement hors sujet. La psychanalyse permet de prendre des airs entendus, de prononcer fièrement des démystifications à l’emporte-pièce sans avoir à fournir le moindre effort, par un simple appel au sexe, à papa, et à maman. Elle se situe donc à l’opposé de la véritable littérature. Elle établit des propositions auxquelles certains sont amenés à conférer de la valeur uniquement parce qu’elles sont liées à l’inconscient, c’est-à-dire à son côté mystérieux, inaccessible, tout-puissant, des caractéristiques qui fascinent les adolescents, et sur lesquelles elle prend soin, d’ailleurs, de broder régulièrement.

Il convient donc de préciser clairement que, tout comme les films d’Alexandre Sokourov, la nouvelle de Mallea ne convoque l’influence d’aucune homosexualité latente, fût-elle chaste, bien enfouie, ou refoulée. Sa conception de l’amitié ne puise pas ses racines dans les tréfonds de la psyché, mais d’abord dans l’apparence, dans la tenue, le maintien, la composition du corps et du visage face à autrui. Si Gerardo provoque le désir d’amitié de Pinas, c’est parce que, par son attitude, il instaure entre lui et les autres une distance, oa note de froideur. Il empêche, nous dit Mallea, ces types de communication vers laquelle l’amitié se dirige, et qui consiste à pallier notre unicité, à permettre que quelque chose nous sauve, ne serait-ce que quelques secondes, de n’être rien de plus que nous-mêmes[ii]. C’est donc la réserve qui crée l’amitié, c’est la résistance à l’effusion des sentiments, à l’épanchement, à la tentation du fusionnement avec l’autre. L’amitié pousse à l’intimité, mais c’est en résistant à cette pente qu’elle se maintient. C’est dans la conservation d’une distance qu’elle se forme et s’entretient, dans la tension continuelle de la décence. Jamais les deux amis n’ont cédé à la camaraderie[iii], encore moins au relâchement de la parole.[iv] Leur relation se fonde sur le geste réfléchi, non pas sur la spontanéité.

L’amitié de Pinas et Durán repose sur une courtoisie attentive et exigeante. Cela ne l’empêche pas d’être virile[v]. Loin de s’y opposer, ce constant effort de respect mutuel et de distanciation est d’ailleurs une qualité nécessaire de la virilité. C’est en cela que cette dernière se distingue de la brutalité pour s’apparenter bien davantage à l’esprit chevaleresque.

Cette exigence de la forme ne doit pas non plus se confondre avec l’hypocrisie et la vanité des salons. L’affectation et l’apparat n’y ont pas leur place. Pinas fréquente un Club prestigieux de Buenos Aires. Presque quotidiennement, il voit des hommes dont il ne connaît pas  « le véritable fond vital, le souterrain de l’âme, la conscience, mais au contraire ces dissimulations, ces étalages, ces défenses et autres apprêts du caractère que les hommes mettent en avant pour composer leur aspect public. Ce que le club, les réunions mondaines révèlent, c’est que les hommes n’y vivent pas à partir de leur structure intime et naturelle, de leurs organes les plus propres et consubstantiels, sinon du prestige externe, agissant selon des assemblages complexes et quasiment manuels. »[vi] Mallea oppose clairement la mondanité à  l’amitié véritable. Cette dernière est incompatible avec le mime de gestes ou l’affichage de la vanité. Pourtant, il ne s’agit pas de la définir de manière romantique comme une authenticité qui s’opposerait (dans une belle révolte) à la fausseté du salon. Le romancier ne cherche pas à définir l’amitié par une opposition, ni par un appel au naturel (que les codes de la société n’auraient pas frelaté). S’il est important de ne pas renoncer à l’exigence de la forme, cette dernière ne saurait être suffisante. L’amitié n’existe que dans la mise en mouvement d’une force, d’une énergie dans les profondeurs de soi (le souterrain de l’âme, la structure intime).

Les salons, les clubs sont des lieux de lutte pour le prestige. On demande aux autres qu’ils valident notre valeur, qu’ils la gonflent, qu’ils la créent de toutes pièces même ; on se défend contre leurs tentatives de nous abaisser, de nous humilier. On y joue dans le cadre des règles de la bienséance. Mais contrairement à ce que l’on est tenté de conclure, l’amitié ne doit pas répudier cette pratique sociale pour pouvoir exister. Mallea n’exige pas le bannissement de la vanité. Il demande juste que la forme ne soit pas déployée au seul service de l’accroissement ou de la défense de notre valeur dans le jugement des autres, mais qu’elle entretienne aussi le mouvement d’une dynamique intérieure.

Quelle est la nature de cette dynamique des profondeurs sur laquelle l’amitié repose ? L’auteur ne nous le révèle pas encore. Il ne cherche d’ailleurs pas à le savoir, comme s’il nous indiquait que nous n’avons pas besoin de sa connaissance rationnelle. Il n’est pas nécessaire de la formuler ou de la caractériser pour l’éprouver et la maintenir. Le langage n’aidera pas à la convoquer ni à la fortifier. L’alliance de la sensibilité et de la décence est, sur le terrain de l’amitié, plus fine et plus puissante que les mots. Elle est d’ailleurs antérieure au langage.

Gerardo se marie ; Pinas ne s’entend pas avec sa femme et leur relation se distend. On notera que Gerardo ne s’impose pas les mêmes exigences avec son épouse : il s’autorise à l’admirer avec passion et démesure.[vii] Autrement dit, l’amour peut se permettre plus de liberté dans son expression ; il a le droit à plus de relâchement. Après des années, son épouse meurt, et Gerardo invite Pinas dans sa maison de campagne à passer quelques jours avec d’autres convives. Ses retrouvailles ne permettent pas de véritables explications sur le dépérissement de leur amitié. Gerardo reste distant, à tel point qu’au bout d’un moment, Pinas, déçu, décide de partir. La réaction de son ami constitue sans doute l’épisode le plus important de la nouvelle :

« Quand il lui dit qu’il partait, Gerardo se montra poliment abattu. Pourquoi partait-il, pourquoi ne restait-il pas quelques jours de plus ? Si dans sa voix il y avait eu la moindre inflexion de prière, Pinas aurait peut-être accepté ; mais sa voix ne reflétait rien de plus que la même pâle courtoisie, le même flou impersonnel. »[viii]

 Bien que Gerardo ait su imposer le cadre d’une véritable amitié, il lui manque un élément essentiel : une nuance d’abaissement de soi. On constate a posteriori exactement la même absence dans les relations du club de Buenos Aires, où le jeu de la vanité appuyait dans la direction opposée. L’abaissement de soi – ici précisé dans une de ses formes : la prière (ruego) – est ce « fond vital » que l’amitié réclame. C’est lui qui empêche l’ossification dans la réserve. Le maintien de la distance nécessaire à l’amitié doit de temps en temps être brisé. L’abaissement volontaire d’un des amis est cette brisure qui donne son énergie et sa couleur à la relation amicale. Elle sera ensuite suivie de l’abaissement de l’autre, car, comme dans l’économie du don et contre-don, il doit y avoir une réciprocité.

C’est l’abaissement de soi qui établit, consolide ou rétablit le lien amical. Il ne s’agit pas de s’aplatir complaisamment, de se rouler par terre, ou d’exhiber un plaisir indécent. Au contraire, le masochisme et l’hystérie sont à proscrire. Il suffit d’une inflexion de voix, d’une nuance dans l’expression faciale. La brisure doit être fugitive et rare.

L’amitié est un équilibre entre la réserve et les modes nobles de l’abaissement de soi. Un dosage entre le repli et le déport courtois, réellement ressenti. Elle ne s’oppose pas à l’orgueil ou à la vanité, elle exige juste de ne pas se crisper dessus.

Gerardo est un esprit pondéré, lent, sans passion, qui parle et qui agit avec réflexion. Pinas, au contraire est tout entier du côté de la vivacité, il est enthousiaste, expansif, plein de curiosité et d’appétit de vivre.[ix] En partant de cette opposition classique, l’écriture de Mallea atteint une vérité, qui, s’il elle semble ne concerner qu’une partie périphérique de notre mode d’être avec les autres, n’en reste pas moins aussi profonde que les énergies fondamentales des tréfonds de l’être.

Gerardo meurt sans apporter de correctif à son comportement. Pinas se met alors à sentir une sorte de hiatus bizarre dans ses relations avec les autres, son intérêt ne s’éveille plus, il est en proie à un relâchement indescriptible… à un « manque de sonorité. »[x]  Il sombrera ensuite dans la folie. Ce n’est pas la mort de son ami qui provoque sa chute. C’est son refus du moindre abaissement. La mort rend juste ce refus irrévocable.

 



[i] La Nación, 15 de agosto de 1976.

[ii] “Cualquiera diría que un alma así estaba destinada a ser querida. Sin embargo, este hombre amable ponía entre él y las gentes un compás de frío, una distancia, una dimensión deshabitada que ni él ni los otros podían franquear fácilmente. Frente a él, uno se sentía reducido a ser, irremediablemente, uno. Imposible establecer esas comunicaciones a que la plena amistad se dirige y que se definen por paliar nuestra unicidad y permitir que en el corto momento que pasamos en la vida, algo nos salve, por algunos segundos, de no ser más que nosotros solos; esa comunión, esa comunidad, esa identificación recíproca en que de pronto una amistad feliz se nos presenta, eran de todo punto inconcebibles para él.”, El Vínculo, Kapelusz, Buenos Aires, 1984,  p. 43.

[iii] “[…] la amistad entre Durán y Pinas, amistad en la que nunca se filtró una gota de camaradería.”,  Ibid., p. 44.

[iv] “jamás se consintieron las licencias verbales y de gesto que introducen en las relaciones humanas las notas típicas de la chabacanería;”, Ibid., p. 40.

[v] “una de esas amistades recíprocamente respetuosas, reflexivas, caballerescas, que posee en el corazón de su atenta y minuciosa cortesía una rara calidad viril.”, Ibid.,  p. 40.

[vi] “[…] pero todos los concurrentes eran naturalezas familiares, hombres comunes, gente vista casi a diario, de quienes conocía no el verdadero fondo vital, el subterráneo del alma, la conciencia, sino al revés, esos disimulos, esos alardes, esas defensas y esos otros aparatos del carácter que los hombres levantan para componer su aspecto público. Lo que el club, la tertulia, tienen de reveladores es que los hombres no viven allí desde su estructura íntima y natural, desde sus órganos más propios y consubstanciales, sino desde su externo prestigio, actuando según complejos y casi manuales andamiajes.”, Ibid.,  p.73.

[vii] “Gerardo la admiraba [a su mujer] de un modo extraño en él: apasionado, desmesurado.”, Ibid., p.48.

[viii] “Cuando le dijo que se iba, Gerardo se mostró atentamente abatido. ¿Por qué partía, por qué no se quedaba unos días más? Si en su voz hubiera habido la menor inflexión de ruego, Pinas tal vez habría accedido; pero su voz no reflejaba más que la misma tenue cortesía, la misma impersonal vaguedad.”, Ibid., p.71.

[ix] “En tanto que Gerardo era un espíritu ponderativo, lento, sin llama, reflexivo, Pinas estaba pronto a enrolarse en las extralimitaciones más exuberantes del ánimo. Entusiasta, expansivo, necesitaba estar dando continuamente alimento a su curiosidad y a su deseo de vivir.”, Ibid.,  p. 43

[x] “Ignoraba cuál fue el momento en que comenzó a sentir, en lo concerniente a las manifestaciones de su vida de relación, un… vaya a saber cómo llamarlo… un extraño hiato, una interrupción en el interés reflejo, un indefinible relajamiento, una, por así decir, falta de sonoridad.”, Ibid., p.78

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mallea, el vinculo, critique | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |