Une Conversion (25/05/2012)

 Un jour sans fin à Youriev, Kirill Serebrennikov, 2008

 Yuriev dien, Юрьев день

Serebrennikov, jour sans fin à Youriev, cinéma russe

Lioubov Pavlovna est une chanteuse d’opéra moscovite, riche et célèbre. Assise au volant d’une voiture confortable, elle emmène son fils dans le village de son enfance, qu’elle a quitté il y a vingt ans sans jamais y revenir. Quelques heures après son arrivée, juste après avoir visité un magnifique monastère[i], son fils disparaît. Elle se lance à sa recherche, mais la police ne peut rien faire avant trois jours. La panique, le désespoir, l’énervement alternent avec la passivité, des déviations surprenantes de son esprit vers d’autres préoccupations. On en vient à se demander si son fils existe réellement, d’autant plus qu’à chaque fois qu’elle croit le retrouver, il s’agit finalement d’un autre adolescent, au prénom identique, et dont le nom varie à peine.

On commencera par oublier la traduction du titre.  Yuriev dien signifie mot à mot le jour de Georges (le Saint ayant pourfendu le dragon). Même si le village dans lequel est censé se passer le film s’appelle Youriev-Polski, c’est à la fête orthodoxe que le titre russe du film se rapporte. Quant à l’adjectif sans fin, on imagine qu’il a été rajouté au dernier moment par des commerciaux pour créer un petit effet dramatique.

En réalité, il y a deux jours de Georges dans la tradition orthodoxe russe. Le premier tombe le 23 avril (le 5 mai du calendrier grégorien) ; il est associé à l’idée d’extérieur, à l’été, à la chaleur, mais aussi à la faim. C’est à cette date que Saint Georges aurait été décapité. Le second (26 novembre / 9 décembre) est lié à l’automne, à l’hiver et au froid. Un dicton populaire résume : « en Russie, il y deux Georges : l’un est froid, l’autre a faim. »[ii] On peut considérer le film comme étant structuré par cette opposition : la (relative) froideur de la chanteuse (et de son fils) opposée au dénuement des habitants de ce village isolé, leur misère même, qui culmine dans la scène dantesque des  prisonniers tuberculeux souffrant de la faim.

Bien plus qu’une enquête, ou même qu’une exploration des conditions de vie de la province russe, le film porte d’abord sur le changement dans la douleur, un élément lui aussi contenu dans le titre. En effet, Yuriev dien fait partie d’une expression idiomatique encore très utilisée aujourd’hui : « voilà, grand-mère, votre Saint-Georges »[iii]. Pour saisir son origine, il faut remonter au XVIe siècle, quand Ivan le Terrible interdit aux paysans de changer de maître plus d’une fois par an, et ne le leur permit que durant la semaine avant et la semaine après le  jour de la Saint-Georges d’automne. Ce fut un pas de plus vers le servage. Plus tard, Boris Godounov annula jusqu’à cette possibilité. Cette liberté de choisir son maître allait être amèrement regrettée par les paysans. C’est ainsi qu’est née cette expression de peine, d’affliction devant des circonstances qui ont changé. Lioubov perd son fils, elle plonge dans la douleur, et rien ne sera plus comme avant.

La disparition énigmatique d’une personne ne débouchant sur aucune intrigue rappelle l’Avventura d’Antonioni. Comme celle d’Anna, la disparition d’André est déconcertante dans la manière dont elle se produit, mais la similarité des deux films est surtout fondée sur le fait qu’avec le passage du temps, on finit par oublier la personne disparue : alors que cet événement semblait si important il y a une heure encore, la disparition finit, elle aussi, par disparaître. Non seulement aucune conclusion, ni aucune explication ne viendront nous indiquer sur ce que le fils est devenu, mais petit à petit, il cesse d’être le centre d’intérêt autour duquel gravite le film. Si son absence continue à avoir de l’influence, c’est seulement en tant qu’éclairage – une lumière qui souligne un processus plus important. 

Mais la comparaison entre les deux films se révèle surtout intéressante par tout ce qui les oppose. Alors que la disparition d’Anna permettait à Antonioni de représenter la nature grossière de l’impulsion érotique, son inutilité, la fatigue du corps, l’indifférence, l’attente, l’absence de telos, la disparition d’André entraîne le désespoir, l’énervement, la compassion, mais aussi la volonté, l’énergie, le changement profond d’un être. Au contraire du temps lent d’Antonioni, le temps de Serebrennikov est rapide, fébrile, il s’écoule dans des cadrages et des mouvements de caméra qui désorientent le spectateur, dessinent la déréliction, pour nous entraîner ensuite vers un visage, une élévation. Si le temps de l’Avventura est abrutissant, s’il nous plonge dans l’absurde, jusqu’à nous faire croire à l’inexistence du désir de contrôle, le temps de Yuriev dien est celui d’une métamorphose.

Dans la dernière scène avant qu’il disparaisse, le fils franchit le seuil d’une porte vitrée. La caméra s’attarde sur son visage avant qu’il ne pénètre à l’intérieur. Difficile de ne pas remarquer la symbolique de la croix et l’auréole du Saint :

Serebrennikov, jour sans fin à Youriev, cinéma russe

C’est le moment où le film bascule dans le religieux[iv], ou en tout cas dans la transcendance. Au réalisme de la représentation des rapports entre une mère un peu sotte et un fils plutôt odieux se substitue la description d’une longue et pénible prise de conscience. La réalité dure et violente de la province russe ne sera pas évacuée pour autant, mais le film ne se limitera pas à sa représentation, il ne l’utilisera pas pour créer des effets de désespoir ou de nihilisme, pour exposer complaisamment le pessimisme d’une vision à la Tchaadaev de la Russie (comme le film « Mon Bonheur » de Sergueï Loznitsa).

La transformation de l’héroïne est intérieure bien sûr, mais aussi extérieure. Elle prend en main les tâches les plus modestes et les plus sales. Elle se lie avec les personnes les plus simples. Sa conversion est radicale, elle abandonne absolument son passé – une rupture que l’on peut rapprocher de l’enseignement de Saint Paul, auquel son nom renvoie (Pavlovna).

A la différence du film d’Antionioni, Youriev dien affirme sa croyance en l’amour (le prénom de l’héroïne, Lioubov, signifie amour en russe). Non pas sur la passion ou sur le sentiment amoureux, mais sur l’amour du prochain, avec les exigences d’abandon et de travail qu’il implique. Il ne s’agit pas d’un amour naïf ou masochiste. Si Lioubov se convertit à l’humilité, si elle se sacrifie pour les autres, elle ne refuse pas pour autant le recours à la violence : elle ébouillante un homme qui persécute violemment la femme qui l’avait accueillie. L’amour du prochain n’est pas un repli dans l’irénisme.

Le film se clôture sur un chœur de femmes qui chantent à l’intérieur d’une église austère, un lieu sombre, vidé de tout ornement, quasiment abandonné. Lioubov se joint à eux. Il n’y a aucun débordement de sentiment. Elles chantent dans le froid. On aimerait apercevoir dans cette dernière scène une idée d’unité, un sens retrouvé de la communauté. On a du mal à s’en persuader. Le réalisateur, sciemment, n’appuie pas assez.



[i] Le monastère de l’archange Michel à Iouriev-Polski

[ii]"На Руси два Егория: один холодный, другой голодный"

[iii] «Вот тебе, бабушка, и Юрьев день!»

[iv] Dans les vers spirituels russes (духовные стихи) (des chansons populaires aux sujets bibliques ou apocalyptiques), Saint-Georges est considéré comme un des plus grands défenseurs de la foi chrétienne en Russie.

Serebrennikov, jour sans fin à Youriev, cinéma russe

 

 

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : serebrennikov, jour sans fin à youriev, critique film | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |